
Laissez venir à moi les petits enfants
Pendant un temps excessivement long au regard de notre brève modernité, la période la plus respectée d’une vie humaine a été celle précédant la (…)
mercredi 16 juin 2021 , par
Quelquefois l’actualité, en dépit de son obligation constitutive d’obsolescence accélérée, condition du maintien de l’attention émotionnelle de ceux à qui elle est destinée, nous tous, mérite qu’on se penche sur ses éclats fugaces parce qu’ils laissent intempestivement entrevoir des tendances beaucoup plus lourdes et longues, qu’elle a pour fonction de masquer par son brouhaha incessant. Des lapsus médiatiques pourrait-on dire, et comme nous l’a appris la psychanalyse rien de plus signifiant qu’un lapsus.
Premier lapsus donc, la prestation radiophonique de J. L. Mélenchon où il dit qu’il faut s’attendre à des évènements meurtriers sur la fin de la campagne présidentielle et qui a soulevé un tollé général dans la classe politique – et ailleurs – qui a en masse dénoncé ces propos en les qualifiant de complotistes. Ce qui paraît pour le moins exagéré et qui pose la question du pourquoi d’une telle réaction. Les propos en eux-mêmes ne font d’aucune façon référence explicitement à un complot, quel qu’il soit. Quant à savoir ce que J. L. Mélenchon avait en tête en les proférant, personne ne peut le dire. Il prédit – et sans doute s’avance-t-il alors un peu trop au-delà de la simple analyse – ce pourquoi on pourrait le taxer de catastrophisme, mais pas de complotisme. Donc on ne peut que prendre ces propos comme tels et tâcher de les recontextualiser. Personne ne va hurler au complotisme si on affirme que la sécurité, ou plutôt l’insécurité puisqu’il semble que désormais il n’y ait plus de sécurité nulle part, sera le thème majeur des élections à venir, de l’élection présidentielle tout particulièrement. Tout ce qui peut s’y rapporter est donc de nature à influer directement sur ses résultats, un évènement meurtrier encore plus sûrement. D’autant que nous avons déjà été confrontés dans un passé proche et des circonstances équivalentes à de tels évènements. Il y a donc une simple probabilité, loin d’être négligeable, qu’un tel évènement se produise. De la part de qui ? De la part de ceux qui ont un intérêt direct ou indirect à ce que nos sociétés prennent un tour plus ou moins radicalement autoritaire : plus de contrôle, plus de surveillance, plus de répression. Une extrême droitisation de l’exercice politique des pouvoirs, tout au moins de ce qu’il en reste après le hold-up réalisé sur les moyens les plus efficients de cet exercice par les entreprises technologiques, en particulier celles du numérique. Et pour le coup il n’y a guère que deux possibilités. Soit des groupuscules d’extrême-droite, estimant pouvoir faire triompher les opinions de leur camp par le biais d’un attentat mettant exemplairement en scène l’insécurité qu’ils dénoncent. Soit le terrorisme islamique, espérant que l’arrivée à l’exercice des pouvoirs politiques de l’extrême-droite aura pour effet une stigmatisation accrue et globale des musulmans du pays qui à terme, en réaction, viendront grossir leurs rangs et participer au djihad et à sa victoire finale. C’est la stratégie explicite de Daech, exposée dans sa doctrine de création d’un califat. Les deux conduisant à l’arrivée aux affaires de l’extrême-droite politique institutionnelle. Qui n’a pas besoin de fomenter le moindre complot pour être la bénéficiaire objective d’un tel évènement. Et que J. L. Mélenchon n’accuse de rien. Tout cela ne relève que de l’analyse du contexte géopolitique de l’élection à venir et indique une probabilité significative que se produise, juste avant qu’elle ne se tienne, un évènement de ce type.
Pourquoi alors une telle indignation unanime et de tels hurlements au complotisme ? Bien entendu on peut toujours penser qu’il n’y a là que la réaction prévisible d’adversaires politiques tentant de se débarrasser symboliquement de l’un des leurs pour mieux assurer leur futur. Et il y a probablement en partie de ça. Mais d’un autre côté ça ne rend certainement pas compte d’une telle unanimité de la part de l’ensemble de la classe politique. Au point que même certains au sein de LFI se sont sentis gênés. Au fond nous avons assisté là à une opération de refoulement global. Plutôt que de regarder en face ce problème potentiel, parce qu’il ne s’agit bien à ce jour que d’une potentialité, cependant suffisamment importante pour qu’on s’en occupe et qu’on se prépare à faire face à la situation qu’elle créerait en survenant effectivement, on a préféré refouler le problème et on a condamné celui qui l’avait évoqué. Comme si en plus de refouler la question, il fallait en plus l’exorciser pour la maintenir à distance respectable, en espérant ainsi fantasmatiquement s’en protéger. Il ne s’agit en l’occurrence même pas d’avoir et de donner la certitude qu’il serait possible d’empêcher un tel attentat, surtout s’il est le fait de terroristes, parce que cette certitude est impossible du fait de la labilité de la plupart des modes opératoires désormais utilisés par des individus de plus en plus difficiles à repérer. On peut bien mettre en œuvre toutes les techniques de détection et d’intervention qu’on veut, personne ne peut garantir qu’un attentat isolé et ne nécessitant quasiment aucune logistique ne les déjouera pas. Mais il s’agit bien d’y faire face, avec ce qu’il comporte de risque insuppressible. Ce qui démontre à quel point la classe politique et tout le personnel qui s’y rapporte sont plongés dans une névrose du fait de l’érosion de la part de l’exercice global des pouvoirs qui leur est encore accordée. Les politiques au sens large se trouvent tellement limités quant aux effets patents qu’ils peuvent encore avoir sur le gouvernement global des populations qu’ils en arrivent à nier les problèmes susceptibles de survenir pour ne pas être obligés de faire étalage de leur impuissance relative à les résoudre, ou à simplement leur faire face, et ainsi se disqualifier un peu plus aux yeux de leurs potentiels électeurs. On conjure à la fois la possibilité de l’évènement et le fait qu’on sera incapable de s’y affronter si il survient. Et malheur à celui qui par inadvertance vend la mèche, lève un peu le voile, parce qu’il montre à tous que le roi est nu. J. L. Mélenchon a laissé entrevoir, sans doute sans le vouloir parce qu’il fait partie de cette classe politique qu’il a mise à nu, ce à quoi elle pourrait avoir à répondre et à quoi elle ne sait plus répondre. Pour cela il doit, au nom de la perpétuation de celle-ci, être mis au pilori. Ce qui se montre donc là c’est l’état de déclin avancé d’une classe politique qui de plus en plus est obligée de ne plus jouer que les utilités dans l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs. Et le fait que quelqu’un qui en fait partie l’ait soudain dévoilé, même si c’est involontairement, requiert sa condamnation unanime. A moins qu’il ne s’agisse d’un acte manqué tentant désespérément de se défaire du poids de ce refoulement névrotique global.
Le second lapsus est la claque donnée par un extrémiste royaliste à E. Macron. Qui a de commun avec le premier d’avoir provoqué une indignation unanime, tous bords confondus, de la classe politique. Il est vrai que l’évènement est rarissime. D’habitude lorsqu’on s’en prend à un chef d’état on tente de le tuer. Et encore dans ce pays ça reste chose rare, depuis le début de la cinquième république seuls deux d’entre eux ont été visés de cette façon. Mais au moins l’assassinat politique donne-t-il une importance à la personne visée. A la personne justement, dont l’existence particulière, presque singulière, fait à ce point obstacle aux critères qu’on considère être nécessaires à la charge qu’il occupe qu’il faut impérativement l’éliminer. On tente de supprimer untel parce qu’il occupe une fonction d’une façon qu’on considère impropre, inadaptée à son importance. Mais on ne s’en prend pas au personnage, à la fonction. Avec cette gifle, au-delà de la personne E. Macron, c’est la fonction présidentielle qui reçoit une claque et qui au travers de celle-ci est dépouillée de l’aura de valeur symbolique qui est supposée lui être encore attribuée. Il y avait bien eu un précédent où un de nos anciens présidents s’était fait insulter, ce qui était déjà un signe avant-coureur de cette dévalorisation, d’autant que lui-même avait répliqué par une insulte, désymbolisant un peu plus la fonction par sa réponse et ramenant le niveau de l’altercation à celui d’une querelle de charretiers. La classe politique s’était déjà un peu émue, mais comme tout ça était un peu dans les manières de celui qui alors portait le costume de président, on était assez vite passé à autre chose. Cette fois la levée de boucliers est générale et plus durable, et le gifleur écope d’une peine de prison ferme. Après tout là aussi les adversaires politiques d’E. Macron auraient pu brocarder l’aventure et tenter d’en tirer un bénéfice électoral. Rien de tout cela ou si peu qu’on ne le mentionne même pas. Sans doute parce que cette claque donnée physiquement au président chacun, dans la classe politique, en a ressenti le cuisant symbolique. Ce n’est pas la personne qui se trouve là ramenée à une médiocre querelle de place de marché mais le personnage et à travers lui toute la valeur symbolique à laquelle il renvoie, qui est exemplairement, paradigmatiquement, celle de la classe politique elle-même, et pour finir celle de l’activité politique.
Pas étonnant que tous les politiques se soient levés comme un seul homme pour crier leur réprobation : c’est la valeur fondamentale de ce qu’ils font, même si elle s’est souvent diluée dans les méandres de l’exercice des pouvoirs, qui a reçu une gifle. C’est la politique elle-même qui se trouve par ce seul geste privée de toute valeur symbolique, objet du mépris de ceux-là mêmes à qui elle entend s’adresser. Cette claque dévoile crûment que dorénavant – mais c’est déjà le cas depuis un certain temps, il suffit de suivre la baisse du taux de participation aux différents scrutins pour s’en rendre compte – la politique n’a plus grande valeur aux yeux du plus grand nombre, qu’on peut finalement se permettre de la bafouer, plus ou moins ouvertement, comme activité au service, quoi qu’il en soit exactement dans les faits et quoi qu’on puisse en penser, d’une certaine forme de démocratie qui reste encore ce qu’on a trouvé de mieux, c’est-à-dire de moins brutalement hiérarchique, quant à la répartition effective de l’exercice global des pouvoirs. Suite à la fonctionnalisation généralisée de la réalité par la technologie et ses dispositifs toujours plus nombreux, la politique comme activité, par conséquent les politiques qui en font métier, se sont trouvés de plus en plus privés de pans entiers de l’exercice global des pouvoirs, et ce n’est pas fini. Il ne leur restait que ce qu’on appelle encore – à tort parce qu’ils ne peuvent plus en user que sur demande de l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs pour protéger ses fonctionnements dans les cas extrêmes où elle n’y parvient plus culturellement – les fonctions régaliennes, police, justice, armée – on ne parle même plus de l’éducation, de la culture et de la santé qui sont déjà en très grande partie récupérées par les entreprises de technologie numérique et de biotechnologie, lorsqu’elles ne concentrent pas les deux. Une organisation de l’exercice global des pouvoirs diffuse, distribuée, à laquelle chacun participe plus ou moins et que plus personne n’incarne plus réellement, ce qui lui permet d’optimiser son efficacité globale. Mais qui justement et dans ce but, fait encore endosser à la classe politique la figure supposée de cet exercice avec le prestige symbolique qui s’y rapporte, même s’il ne s’agit que d’une mise en scène destinée à détourner un peu plus nos regards de ce qu’il en est réellement de celui-ci. Et voilà que le masque tombe, que la valeur symbolique supposée est ouvertement foulée aux pieds et que la politique donne à voir son dénuement.
Double lapsus médiatique donc, concernant chacun la politique et donnant à apercevoir ce qu’il en est aujourd’hui. D’un côté minée de l’intérieur, de l’autre méprisée de l’extérieur. Mauvais temps pour elle. Alors bien sûr on peut dire qu’elle l’a bien cherché, ce qui n’est sans doute pas faux. Elle s’est constituée en champ spécifique – pour le dire autrement elle s’est professionnalisée – avec ce que ça comporte de fermeture sur soi, de critères d’accessibilité autoproduits et au final de reproduction systémique, ce qui devient vite rédhibitoire lorsqu’on se prétend une activité au service du plus grand nombre et dédiée à exprimer et à mettre en œuvre sa supposée volonté. C’est ce triste visage, médiocre dans ses ambitions qui se réduisent de plus en plus à la simple réélection pour un prochain mandat, mesquin dans ses promesses intenables et ses manœuvres d’appareils. Comment ne s’enfoncerait-elle pas dans un inévitable impouvoir quand elle ne sait plus que refouler névrotiquement par un déni indigné tout affrontement à ce qu’il subsiste de réel dans une réalité qu’elle a abandonnée au fonctionnalisme technologique et qu’elle continue malgré tout à vouloir tenir le premier rôle dans la simulation spectaculaire à laquelle ce dernier l’assigne de plus en plus exclusivement. Refoulement névrotique et clivage schizoïde. On peut effectivement se demander s’il n’est pas tant de l’écarter définitivement de la moindre participation à une saine réalité – si tant est que la réalité puisse jamais exhiber ce type de caractère. Mais après tout et parce qu’elle est liée à un processus électif, elle est devenue ce que nous en avons fait et laissé faire. Si elle arbore une si triste figure c’est aussi que nous en avons bien tristement usé avec elle.
D’abord parce que nous l’avons illusoirement enfermée dans le fantasme de la transparence représentative. La politique s’organise autour de la représentation de ce qui est supposé être la volonté du plus grand nombre – qui n’est jamais que l’amalgame imparfait et temporaire de ses désirs – par une minorité à qui est déléguée, par l’élection, cette volonté afin de la traduire dans des actes. Or toute représentation, et pas seulement celle propre à la politique, est un processus qui agglomère, simplifie, modifie, déplace même ce qu’elle représente pour le fixer dans une forme déterminée, la plus intelligible possible. Rien ne peut jamais y être tout à fait transparent. Obliger la représentation politique à la transparence c’est nier qu’elle est une représentation, c’est d’emblée la dévaloriser en exigeant d’elle ce qu’elle ne peut réaliser. Elle est par principe imparfaite, en partie inévitablement opaque, infidèle. Mais il s’y transmet néanmoins quelque chose des souhaits du plus grand nombre, avec l’inconvénient d’y opérer comme un médium qui certes les transforme plus ou moins, mais qui présente l’avantage de les temporaliser dans une certaine durée, qui à la fois permet de s’interroger, si on le veut, sur ce qu’il en est exactement de ces souhaits et sur leur pertinence, et les inscrit dans un temps un peu long qui permet d’en mesurer à la fois l’application et les effets qu’elle induit. Elle dote l’activité politique d’un certain raisonnable, indépendamment des options qui y sont suivies, du fait du minimum de recul qu’elle impose. Il est vrai que sur ce point nombre de politiques se sont engouffrés sans vergogne dans ce fantasme de transparence en croyant, souvent à juste titre d’ailleurs, y trouver le moyen de faire carrière. Quoi de plus radicalement simple pour se faire élire que de promettre qu’on rasera gratis demain. Mais c’est bien à ceux qui les ont écoutés et élus que revient au final la responsabilité d’avoir constamment imposé ce fantasme irréalisable à la politique et de l’avoir d’emblée mise en défaut et empêchée de faire ce qu’au moins elle pouvait, même si ça reste limité. Ceux-là mêmes qui se vengent aujourd’hui en se délectant des scandales qui mettent en plein jour l’inévitable manque de transparence de la pratique politique, et qui font payer aux politiques le fait d’avoir encouragé et inévitablement déçu leur fantasme de transparence en les soumettant à un soupçon systématique. Tout cela ne fait que renforcer une défiance déjà élevée des populations à l’égard de la politique, à les pousser vers le populisme ou l’extrémisme, en particulier de droite extrême et d’extrême-droite – mais il n’est pas évident du tout qu’une telle nuance, si prisée de nos jours et qui ne sert guère qu’à masquer une consanguinité honteuse, ait réellement un sens – qui via un dégagisme généralisé leur promettent un accès transparent à la satisfaction de leurs moindres désirs, surtout ceux, nombreux, fomentés par leurs ressentiments suite à la déception de leur fantasme de transparence politique. Et aussi bien vers une élimination de la politique au profit de ce qu’on appelle improprement la démocratie directe, qui n’est jamais que la foire d’empoigne indéfiniment réactualisée de la mise en concurrence des émotions immédiates de chacun sous prétexte de transparence, qui n’est aussi que le déversoir commun des ressentiments qui découlent de la prévisible frustration produite par cette concurrence – il est en effet impossible de satisfaire tous les désirs immédiatement même si on donne les moyens de les exprimer en même temps. Et qui laisse, sous couvert de participation élargie au champ politique pour le coup définitivement évacué, le champ libre à un exercice effectif des pouvoirs qui se joue d’autant plus à l’écart de tout contrôle effectif de ceux auxquels il s’applique, même si par ailleurs ils y participent tous, dans les usages quotidiens du monde qui nous sont technologiquement et culturellement imposés.
Ensuite par paresse et inconséquence, parce que nous n’avons majoritairement pas voulu nous investir dans le champ politique et l’avons laissé se refermer sur lui-même, rendant de plus en plus infidèle la représentation qu’il est censé mettre en œuvre, même si elle ne peut jamais prétendre à une complète fidélité. Puisque de toute façon nous participons tous, peu ou prou, à l’exercice global des pouvoirs, d’autant plus qu’il passe de plus en plus sous le contrôle fonctionnaliste distribué de la technologie via ses multiples dispositifs, pourquoi nous contenter d’y être des agents au sein des usages qu’il nous impose, pourquoi ne pas y être un peu plus actifs en prenant notre part, si réduite soit-elle, dans le jeu politique. Bien entendu ça demande des efforts, à proportion des effets qu’on entend y produire. D’autant que l’accès au champ politique, dès sa structuration, est plutôt réservé à une part de la population qui dispose d’un minimum de temps disponible en dehors de celui employé à gagner des revenus garantissant une existence dotée d’un confort minimum, donc ayant les revenus les plus élevés. Et parce qu’en tant que champ la politique sécrète automatiquement les conditions et contraintes lui assurant sa reproduction. Mais si globalement nous considérons que la politique telle qu’elle se pratique manque de transparence représentative, alors il faut bien d’une façon ou d’une autre s’y investir, même de façon limitée, pour accroitre la qualité de la représentation qu’on prétend lui voir fournir. Et non pas attendre d’elle, ni des politiques qui en ont fait leur métier et qui inévitablement sont attachés aux avantages matériels et symboliques qu’elle procure, qu’elle se réforme du seul fait de notre indignation. Il ne s’agit encore une fois pas de céder aux sirènes de la démocratie directe, qui n’est que le divertissement servant à occulter la disparition de toute démocratie et de la politique comme moyen de la mettre en œuvre, qui ne fait que mettre en scène à l’usage du plus grand nombre la compétition émotionnelle de tous contre tous sans aucun recul critique. Pas plus que de réaliser une remise à zéro généralisée du personnel politique. Mais en s’investissant un peu, de gripper un peu le processus de reproduction du champ politique, de l’ouvrir un peu à d’autres modes de fonctionnement en s’y installant, même si ce n’est que de façon modeste. Et surtout, a minima, de profiter de l’ouverture obligée qu’il présente du fait du processus électif auquel il reste soumis pour élire avec raison, puisque la représentation politique laisse du temps pour l’exercer. Essayer d’élire non pas en fonction de la promesse – et de l’émotion immédiate qu’elle provoque – jamais tenable de la satisfaction immédiate de nos désirs, dont une bonne part relève du ressentiment de ne les avoir jamais vus satisfaits et donc du fantasme déçu de la supposée transparence de la représentation politique. Mais en fonction des conséquences à terme de cette élection, avec ce que celles-ci comportent d’incertitude et donc de risque, et en dépit des efforts que leur atteinte peut nous amener à faire. Au moins voter donc, même si le vote qu’on porte ne correspond pas à ce qu’on souhaite ou espère vraiment, mais pratiquement à ce qui nous convient le mieux parmi les options qu’il nous donne en ne nous illusionnant pas sur les résultats qu’on peut en obtenir, mais qui seront déjà, si limités soient-ils, des résultats. Aller au moins pire, pour éviter le pire, c’est déjà un acte politique. Et en ces temps de désaffection des urnes qui profite à court terme à cette part extrémiste et populiste de la classe politique qui creuse sa propre tombe en décrédibilisant toujours plus la politique et qui ouvre la voie à la disparition finale de celle-ci et à son remplacement par une régulation fonctionnelle technologique généralisée des populations, c’est le minimum qu’on puisse faire. Bien qu’il soit effectivement plus facile, plus simple, plus confortable de se contenter des usages de plus en plus nombreux que celle-ci nous propose, nous impose, et de rejeter la politique en bloc comme un fruit pourri dont il faut se débarrasser. Ce qu’elle a de pourri nous l’avons laissé s’y développer.
Mauvais temps pour la politique donc, mais aussi mauvais temps pour nous. Parce qu’à force de stigmatiser systématiquement la politique au prétexte qu’elle ne se conforme suffisamment au fantasme à laquelle nous l’avons soumise et la soumettons encore pour lui accorder sa valeur symbolique, nous oublions que même avec ses imperfections – en grande partie obligées puisqu’elle a affaire à la fois avec la représentation et ses incontournables opacités et avec l’exercice global des pouvoirs et ses inévitables inégalités – cessons là aussi de rêver à leur suppression alors qu’y jouent fondamentalement des rapports de forces inégalitaires qu’on ne peut au mieux que tempérer – elle constitue le seul outil qui nous reste pour faire un peu obstacle à une soumission à cet exercice qui tendanciellement, d’une façon ou d’une autre, vise à la complétude. Soit sous la forme d’un extrémisme idéologique visant à contraindre, par des moyens matériels si nécessaire – et ça l’est toujours lorsqu’on veut imposer une idéologie, les populations à sa moralité – toute idéologie ayant un fond ultime de moralité, donc aussi de ressentiment de ne pas la voir unanimement adoptée qui la conduit à user de tous les moyens dont elle peut disposer pour s’imposer. Soit sous la forme « dépolitisée » d’un fonctionnalisme technologique généralisé, faisant de chacun un agent de sa mise en œuvre, c’est-à-dire à la fois l’acteur et le sujet de sa régulation fonctionnelle globale en lui faisant croire qu’il pratique ainsi une forme de démocratie directe qui ne sert qu’à formaliser les informations permettant d’optimiser l’efficacité globale et locale de cette cyber-gouvernementalité. Soit dans un mélange des deux, comme on peut déjà le voir à l’œuvre dans certains pays, la Chine se donnant là comme l’exemple indépassable, mais suivie d’assez près par la Russie, ou d’autres pays au sein même de notre Europe proclamée pourtant parangon de la démocratie. La démocratie représentative, si peu démocratique et si peu représentative qu’elle soit, est ce dernier rempart, précaire, à la fois contre l’extrême-droitisme autoritaire voulant imposer une idéologie irréaliste et fantasmatique de la sécurisation à tout prix et de la transparence moralisatrice, avec toutes les dérives sectaires, identitaires et mortifères qu’elle entraine. Et contre une fonctionnalisation technologique intégrale de nos existences qui nous rend tous potentiellement remplaçables, échangeables, simples rouages d’un système d’exercice des pouvoirs définitivement sans visage parce qu’il est distribué et que chacun y participe à sa façon et à la place qui lui est assignée. Pour laquelle plus personne n’est un individu singulier mais est réduit à une simple liste de fonctions réactualisable selon l’évolution de ses besoins fonctionnels. La démocratie représentative et son préalable nécessaire la politique, ne vont certainement pas arrêter d’un coup les développements, quelquefois conjoints, de ces deux tendances qu’il faut bien nommer politiques même si elles conduisent à la disparition de l’activité politique comme champ de pratiques ouvert à la concurrence interne et à la sanction des populations. Elles n’en ont pas, plus, les moyens. Elles ne les ont d’ailleurs jamais réellement eus du fait de leurs imperfections constitutives que nous avons tant de mal à accepter, qui font qu’à la fois elles promettent toujours plus qu’elles ne tiennent, dénient souvent ce qui les oblige à faire face au réel en croyant ainsi à tort l’exorciser, donnent la représentation, cette fois spectaculaire, d’un exercice des pouvoirs qui leur échappe en partie, et se livrent, du fait de ces incohérences, plus souvent qu’à leur tour, au mépris vindicatif des foules. Mais elles sont aussi un des moyens de les freiner, qu’il faut utiliser lucidement, autant qu’il nous est possible de le faire. Et pour la conservation et l’amélioration desquelles il faut se battre. Parce qu’elles ne tomberont pas toutes faites d’un quelconque ciel bienveillant et qu’elles nécessitent, pour que notre milieu existentiel ne devienne pas tout à fait insupportable, un minimum d’efforts de la part de chacun. Le vote pour le moins pire étant en l’occurrence le critère de ce minimum. Comme le disait Churchill, la démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes. Et le même promettait du sang et des larmes à son pays.
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Quel tableau aura fait couler autant d’encre que celui-là ? D’autres aussi bien sûr, mais pas avec ce parfum de scandale qui l’a poursuivi sur (…)
Qu’en est-il exactement de nos désirs ? Non pas ce qu’ils visent à chaque fois en particulier, mais ce qui se joue en eux, dans leurs mécanismes. (…)