Avec Delisle TIBOULEN

Le poète invite le chœur à se libérer de l’intention prescriptive de tous les textes

jeudi 1er octobre 2020 , par Christophe Gicquel

Le P’tit Canard N°10

ENTRETIEN. A l’occasion de la sortie du P’tit Canard n°10, Delisle Tiboulen revient avec nous sur le supplément poétique de ce numéro. Un moment de partage convivial pour l’interroger sur le choix de cette nouveauté ainsi que sur quelques idées qui traversent ces textes.

Quel était le projet de ce supplément ?
Delisle Tiboulen. L’idée a rapidement été d’écrire une conversation entre un chœur des Hommes et un poète. Le support papier des textes est important pour moi et le grand format de la gazette ne me semblait pas adapté à la forme du texte L’être du temps mauvais. Par ailleurs, je souhaitais que le texte du chœur (Des images ! Des images !) réponde à des canons classiques dont s’exonèrerait celui du poète (L’être du temps mauvais).

Pouvez-vous expliquer ce dernier titre ?
D.T. Non. (rires) Ce que je peux en dire, c’est que l’être c’est d’une certaine manière la conscience. Mais ici l’être, c’est aussi la lettre au sens de correspondance. C’est que pour moi la poésie est écrite ; lue à voix haute elle devient une performance d’acteur. C’est pour cela que lorsque je fais des lectures de mes poèmes, j’en fais une interprétation et n’hésite pas à ajouter, supprimer ou répéter des mots, des séquences. Je me suis rendu compte que je ne parvenais pas à reproduire oralement la voix qui m’accompagne lorsque j’écris. Au moment de l’écriture, je sens ma voix multiple, simultanément multiple ; mais lorsque je parle, je dois choisir une voie, renoncer à la multitude.

Pourquoi le texte est-il numéroté de I à IV ?
D.T. Comme je le disais, il s’agit d’une correspondance faite de lettres. Dans la première, le poète s’adresse à lui-même. Il s’interroge sur l’altérité. Dans la lettre deux, le poète s’interroge à voix haute, il questionne aussi le chœur ; ainsi, il veut se mettre à hauteur d’homme et de femme, il descend volontairement du piédestal symbolique où l’avait installé le chœur en l’opposant au prophète. Ici, l’idée de prophète n’est pas uniquement religieuse mais aussi de l’ordre du leader d’opinion. Dans la troisième lettre, le poète interpelle les membres du chœur, c’est le tu. Il invite chacun·e à se libérer du corpus poétique qu’il leur soumet et, ce faisant, de tous les textes porteurs de réponses universelles et définitives. Enfin, dans la dernière lettre, le poète, inscrit au cœur du chœur, embrasse tous les êtres humains dans un même mouvement.

Sans tenter d’expliquer le poème, je vous propose que nous nous arrêtions quelques instants sur certaines idées qui m’ont interrogée.
D.T. Même si je pense qu’en l’espèce, « comprendre, c’est décréer » (comme l’a écrit Bernard Noël dans La combine, merci) : volontiers. Pour moi, la poésie c’est la parole, un langage singulier qui émane mais aussi des idées ; les deux se rencontrent autour d’une matière émotion, pour reprendre une expression de Michel Collot, qui prend la forme d’un texte et participe au chant du monde.

On peut lire dans la première lettre c’est de son nom qu’il nomme toute image à sa chose ; l’homme est-il Dieu ? Ou se prend-t-il pour Dieu ?
D.T. Pour moi, Dieu est une abstraction humaine ; c’est d’ailleurs ce qui justifie la foi. Puisqu’Il est impalpable, nous croyons. De mon point de vue, il serait plus juste pour les croyants de croire dans Dieu plutôt que de croire en Dieu, c’est-à-dire d’accorder une importance convaincue à Dieu (pour leur vie) plutôt que leur confiance. L’Homme pense Dieu ; et le pensant c’est à lui qu’il pense. Toute chose, dès lors qu’elle est vue et nommée, est une émanation de l’Homme. Certains voudraient ou tentent de se prendre pour Dieu ; mais c’est alors souvent pour soumettre d’autres humains à leur volonté. C’est ainsi qu’ils sont le plus proche possible de l’humanité. Pour moi, l’Homme n’est pas Dieu mais Dieu est incontestablement l’Homme. Quelle que soit notre opinion sur le sujet, nous nous positionnons par rapport à la représentation que nous nous en faisons. C’est bien nous qui déterminons, individuellement ou collectivement, ce que Dieu est.

Et ce non qui nomme l’autre ? Y-a-t-il une relation négative entre l’identité et l’altérité ?
D.T. Nous nous construisons individuellement ou collectivement dans le rejet. Cette exclusion fédère. Le refus de ce qui n’est pas (ou de ce que je ne veux pas) moi (nous) fabrique, participe à la définition de mon (notre) identité. Le paradoxe, c’est que nous rejetons tous quelque chose ou quelqu’un. C’est de ce point de vue que nous nous imitons les uns les autres - que nous nous limitons les uns et les autres.

Pourtant il existerait un salut, semble-t-il. Quel est ce Salute ! fraternel que l’on peut lire dans la lettre IV ?
D.T. Quelle que soit l’étymologie choisie, le mot religion s’attache à induire l’idée de rassemblement, de lien entre les humains. Les institutions catholiques tendraient à laisser penser que ce lien est de l’ordre de la filiation : Dieu le père, les enfants de Dieu, mon père, les frères, les sœurs... D’ailleurs, de nombreuses religions me semblent hiérarchisées sur un modèle patriarcal (une autorité - masculinisée - qui déresponsabilise ses ouailles en contraignant leur univers). Les mythologies latines et grecques relient chaque divinité de façon filiale. Untel, le fils de Unetelle, la fille de Untel, la mère de Unetelle… Cette filiation de l’humanité, que l’on retrouve de la religion à la mythologie en passant par la superstition, est ce à quoi je fais référence lorsque je parle de fraternel : un élan horizontal à travers l’espace et le temps - qui peut expliquer en partie l’hégémonie de l’émotion (pensez à votre famille !). Finalement, nous tendons à être liés fraternellement les uns aux autres, à avoir besoin d’être connectés les uns aux autres, souvent par l’interface de sentiments. Quant au salut, plus qu’un mouvement de politesse, c’est par ce geste que l’on formalise notre tentative de voir l’autre, et de lui signifier qu’on l’a vu.

Nous vivrions donc interconnectés. Une masse constituée de la foule, est-ce à cela que vous faites référence en parlant de vivre océanique  ?
D.T. Non, je ne le comprenais pas ainsi. L’expression « vivre océanique » n’est pas de moi, elle est empruntée à Pascal Quignard, évoquant notamment Boutès. Mais voilà ce que j’y vois. L’océan est la mer plus grande que la mer. C’est à la fois un élément, un élément naturel, mais aussi l’idée d’infini, d’un à découvrir porteur de futur. En tant qu’élément, l’océan nous relie à la planète, à la terre dont il est la fois la négation et le lien. Symboliquement, c’est le lieu où plonger, le lieu de la tentation, de l’instinct physique, que le chant des sirènes attise. Ce chant avance au-dessus de l’eau, recule au-dessus de l’eau, mais nous attire au plus profond de cette masse liquide qui engloutit. Ce faisant, une fois englouti, notre corps surgit dans son entièreté, à nous-mêmes. Peut-être par la révélation de ses limites, peut-être par plaisir, peut-être par douleur, peut-être par manque, je ne sais pas. Mais il se manifeste, il se révèle, dans une forme d’entièreté qui est alors éprouvée.
Et puis la mère qui expulse et la mer qui engloutit, je trouve cette image fascinante d’étrangeté facétieuse (rires).

L’humain c’est aussi des sentiments, des émotions. Quel est ce recors de l’émotion de la lettre I ?
D.T. Tout d’abord je différencierai les émotions des sentiments. Les premiers ont un objet direct et immédiat lorsque les seconds sont un état d’âme. Le recors est le témoin officiel et institutionnel de l’émotion ; l’émotion, de facto, par mécanique causale, devient une forme d’autorité institutionnalisée et punitive de notre système humain, qui à l’instar d’un huissier constate, inventorie, prélève sa part sur le contingent moral du monde. Une fois de plus, les mots se définissent par rapport à ceux qui les précèdent, à ceux auxquels ils sont reliés ; ici, l’émotion est définie par ce recors.

Le sens, les mots, tout cela semble également un enjeu de réflexion de ce poème. L’aube sémiotique de la lettre II y fait-elle référence directement ?
D.T. Nous vivons sous le joug de la signification, du sens (que nous confondons parfois avec l’utilité, ou que nous appelons de nos vœux de toujours plus de transparence). Il s’agit du matériau avec lequel nous construisons le monde que nous habitons - et parfois le limite. Par exemple, lorsque nous voyons une pierre, et que nous la nommons ainsi, ce n’est pas l’objet "pierre" que nous contraignons ; c’est nous-mêmes que nous limitons, et que nous obligeons à réduire ce que nous voyons au simple mot de pierre. Mais ce mot n’indique rien de ce qu’est cette chose ainsi nommée, ; ni par exemple la chaleur de sa mousse, ni le froid de sa roche, ni la violence de sa masse… cette formalisation du monde en vocabulaire me semble avoir des origines préhistoriques, exister depuis l’aube de l’humanité. Et depuis lors nous obliger.

Si les vies sont des histoires, il arrive un moment où elles prennent fin. Parfois brutalement. Qui est ce bourreau dont vous parlez dans la lettre III ?
D.T. Il est double : D’une part, le matamore des corps, dans certains systèmes politiques ; mais aussi l’abatteur de moi. Ce peut être un soi-même équarrisseur de moi. Dans ce dernier cas de figure, davantage de monde serait concerné. Milan Kundera, répondant à Philippe Roth, soutenait que « la vie humaine est bornée par deux abîmes : d’un côté le fanatisme, de l’autre le scepticisme absolu ». Il me semble que dans ces deux extrêmes les bourreaux sont légion.

Mais alors comment le bourreau peut-il libérer ? Est-ce que c’est la mort qui libère ?
D.T. C’est vrai qu’il est écrit que le bourreau libère. Ce disant, je ne veux pas laisser imaginer que je pense que la mort, particulièrement non volontaire, serait une forme de libération positive. Encore que probablement certains pourront-ils en discuter. Non, ce que je veux dire c’est… je crois que le bourreau peut libérer au travers son intention de tuer, de punir par l’intermédiaire d’une forme de mort légitime (c’est-à-dire en lien avec un quelconque droit). Cette volonté devient de facto politique. C’est cette volonté politique du bourreau qui peut libérer un individu qui y est confronté, le libérer en l’éclaircissant sur sa propre volonté radicale, sur son absolu je suis. Cependant, je crois que la mort reste l’objet d’un acte ultime, irréversible. Pour celui qui est mort c’est, je le crains, un point final.

Ces idées de radical et d’absolu dont vous venez de parler, nous les retrouvons également dans la lettre I. Vous pouvez nous éclairer à leur sujet ?
D.T. La radicalité humaine dont je parle a à voir avec l’origine. Pas l’origine de l’espèce humaine, mais celle de la nature humaine. Les arts, me semble-t-il, nous ont démontré que depuis la nuit des temps les fondamentaux profonds de l’être humain sont fortement semblables. Notre relation cognitive aux autres et au monde me paraît primitive, même en 2020. En résumé, on pourrait soutenir de façon un peu caricaturale : « Seul le décor évolue ».
Peut-être que l’absolu a à voir, lui, avec l’origine du moi, de ma conscience de moi et de la place de ce moi dans le monde. Si vous êtes non-croyant et que vous avez conscience d’exister, peut-être vous êtes-vous dit que vous n’avez pas choisi d’être comme vous êtes, dans ce monde-ci. Mais ce que vous êtes, si ce n’est pas Dieu (puisqu’il n’existe pas) qui vous l’a ainsi procuré, alors c’est peut-être autre chose. L’absolu, c’est à la fois cette autre chose (que j’ignore ; qui peut être du domaine du socio-biologique ou je ne sais quoi) et quelque chose qui s’apparente à une certitude ; celle de savoir ce que je suis signifie, et celle de percevoir intuitivement le rapport de ce je suis avec ce que ce dernier nomme le monde. Ces questions d’absolu et de certitude me sont inspirées du concept d’angoisse de Kierkegard et de son traitement, la foi en moins. Malgré tout, je rencontre des difficultés à me départir d’une approche existentialiste de la vie - même si celle-ci ne me satisfait pas complètement, notamment en raison d’une sorte de jugement rétrospectif, d’aveu figé dans le langage, dont je ne peux l’en départir.
Enfin, pour faire le lien entre vos deux dernières questions j’aimerais ajouter ceci : nous pensons souvent, de notre vivant, que le monde continue de tourner lorsque nous sommes morts. Ce n’est pas complètement exact. Le monde tel que nous le voyons, lorsque nous sommes morts, n’existe plus. Ce qui se poursuit, c’est le monde de chaque personne continuant à vivre et dans lequel nous sommes majoritairement, même de notre vivant, un souvenir.

Propos issus de conversations
avec Corinne Gicquel

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