Sur le thème de la chute

Le Hutin Vieux

vendredi 25 février 2022 , par Marx Teirriet

NoMade N°1

Pris au dépourvu par le désir de se livrer à une mystérieuse jeune femme, un homme se confie. Le lieu lui est familier, son interlocutrice peu diserte. De sa confession affleure un jugement à l’emporte-pièce sur une société qui lui échappe. N’est-ce pas pour mieux se juger lui-même qu’il pare des attributs de la morale une vision désabusée de ses contemporains ?

Vous avez une très belle voix de slave, dense et grave. Suave. On la devine d’une précieuse rareté. C’est assez inattendu considérant votre silhouette menue. Et cela vous plairait ? Eh bien que je m’intéresse à vous ? Notez que le contraire pourrait tout aussi bien me convenir dès lors que vous continuez à vous adresser à moi avec ce je-ne-sais-quoi d’amical qui me laisse espérer que nous ne serons bientôt plus des inconnus.
Tiens, je vous propose un jeu. Je vous soumets deux affirmations à mon sujet. Si vous trouvez laquelle est exacte, je vous raconterai tout ce que vous voudrez savoir. Vous retroussez légèrement les lèvres. Attention, on pourrait presque croire à une risette.
Le silence vous va à ravir tout autant que le sourire.
Je vous fais rougir.
Attendez deux secondes, voilà, je range la bouteille de téquila. Vous êtes prête ? Première affirmation : j’ai été docteur, disons médecin. Ou. Deuxième possibilité : je suis mort dans un accident d’hélicoptère. Je vous fais rire ! Pourquoi vous plaisantez ? Vous voyez quelqu’un s’afférer derrière le zinc d’un bar et vous en déduisez qu’il est barman. Vivant de surcroît. Bien sûr que je ris moi aussi, assurément par un effet de miroir. Arrêtez de pouffer, je suis sérieux. Non… vous avez raison, continuez je vous en prie.
En revanche, au sujet de mon boulot vous n’y êtes pas du tout. Le barman, il se trouve à l’extérieur, il fume sa clope. Je ne suis pas client non plus, non ; vous avez devant vous l’authentique patron de cet élégant club aux tonalités rétros. J’espère que les effluves puissants et capiteux du cuir neuf ne vous incommodent pas. Ils tardent à se dissiper : nous venons de terminer la rénovation : cette salle, la mezzanine, le comptoir… uniquement à partir de matériaux nobles : cuivre brillant, vachette, bois vernis, métal brossé… Je fais la chasse aux plastiques. Je mentirais si je prétendais que ce choix s’inscrivait initialement dans une démarche écoresponsable ; toutefois, il ne me déplaît pas de joindre l’utile à l’agréable. Sans compter que je trime suffisamment ici pour aspirer à en faire un lieu confortable et beau.
Laissez-moi vous dévoiler un indice, concernant notre jeu. Vous avez peut-être noté que mes affirmations étaient au passé. Prenez le temps de réfléchir, le choix n’est pas facile, j’en ai conscience. J’ai été médecin ou j’ai péri dans un accident d’hélicoptère ? D’après vous ? Je prépare encore deux Mojito et un Gin Fizz, ensuite vous me donnerez votre réponse.
Vous avez opté pour la deuxième ! Alors pour vous, je ressemble à un macchabée ! Ce sont les marques sur mon visage qui vous ont induite en erreur. Malheureusement ces plissements, c’est le temps. Croyez-moi, il éprouve l’anatomie bien plus douloureusement que les accidents. Redevenons sérieux, un instant. L’affaire se révèle grave. Vous maintenez votre choix ? Très bien. Alors, vous m’obligez à vous avouer que j’ai triché. À la vérité, les deux réponses étaient justes. Vous comprenez, je ne voulais pas risquer de vous perdre avant de ne vous avoir connue. Je vous trouve très gracieuse et votre rire me captive. Je vous ai observée un moment or, ma foi, vous aviez l’air absent, un peu abattue en début de soirée.
Mon histoire d’hélicoptère vous intrigue ? Vous ne vous êtes pas dit que je plaisantais, que je cherchais uniquement à vous divertir ? Il s’agit d’un adage, pas d’une vérité absolue « les plaisanteries contiennent un fond de vérité » ; ce sont des phrases toutes faites dont on abuse sans assurance. Je ne suis pas gêné, c’est… Comment pourrais-je me trouver devant vous et mort dans le même temps ? Allons ! Vous voulez que je vous l’explique ? Et si je refusais ? Ne répondez pas s’il vous plaît, il n’est pas nécessaire d’affliger notre estime naissante de maux de médiocre facture. Quoi qu’il en soit, ce ne serait pas une aventure suffisamment drôle ce soir. Se détendre, s’amuser, n’est-ce pas un meilleur programme ? Je réalise que vous n’en avez pas le cœur cependant, j’adorerais vous voir changer d’humeur. Il émane de vous une lumière… ce ne sont pas les spots dans vos cheveux clairs, que vous êtes bête ! Vous voyez que vous savez être drôle.
Commençons par le commencement : laissez-moi vous offrir un verre. Je peux vous préparer le cocktail de votre choix, je vous écoute. Un petit tiers de Curaçao, un tiers de citron, un bon tiers de Picon et par-dessus un grand tiers d’eau. Qu’est-ce que c’est que cette recette ? Vous riez plus fort maintenant. Vous vous moquez, c’est ça ? Vous croyez que je n’ai pas compris les quatre tiers ? Je ne me fâche pas. Pourquoi vous pouffez encore ? La joie, quelle joie ? Bien entendu que je me réjouis d’avoir pu vous permettre de réaliser un rêve. Avouez que c’est quand même étrange de reproduire la scénette d’une pièce de Pagnol dans la réalité. Marius. Je soupire mais je ne boude pas. Le théâtre et le cinéma, je n’en ai guère le goût. En tout cas, je comprends : vous faites des études littéraires. Moi, je ne lis plus trop de romans au sens classique. Je leur préfère les polars ; ou les biographies. Je suis fasciné par la part d’extraordinaire contenue dans les destinées les plus triviales, par le destin, la manière qu’il a de sortir certaines vies ordinaires de leur propre ombre.
Il semble que les premiers instrumentistes sont prêts. Ils ne vont pas tarder à entamer leur set. Je vais interrompre la playlist. C’est dommage, je raffole de ce morceau. Saint-Thomas. Sonny Rollins. Non ? C’est un standard. Qu’est-ce que vous faites dans un club de jazz si vous n’appréciez pas spécialement cette musique ? Moi, je ne pourrais pas vivre sans elle. Elle m’a accompagné toute mon existence et j’en écoute chaque jour. C’est une musique singulière. Peut-être est-ce dû aux origines de sa création et à son destin européen : un mélange de nécessité et d’institutionnalisation. Que ce soit une discipline essentiellement intellectuelle, je ne le crois pas du tout ! Au contraire. C’est le rythme, c’est la vie, c’est la réalité du quotidien, la misère, la dope, l’alcool, le sexe, l’amour, les relations complexes et les lieux. Le jazz c’est de la géographie et des fluides. Et parfois, les deux se mélangent dans une irrésistible dissonance.
Je pourrais vous initier si vous voulez. Vous pourriez être surprise et vous mettre à apprécier. Dans l’adolescence, un peu à votre manière, j’avais des à priori malgré la curiosité. Et puis à un certain moment… c’est comme les gens. On en côtoie de différents, qui nous touchent, puis on s’avise d’estimer un peu plus le genre humain. J’ai rencontré des morceaux, des notes – ni justes ni fausses, des interprétations qui m’ont subjugué. Voilà, je n’ai pas peur du mot. C’est cela, je suis subjugué. Il y a des beautés contre lesquelles toute résistance s’annonce vaine.


« L’ambition n’épanouit pas,
elle assouvit une soif insatiable
de reconnaissance. »


Oh que si, il m’arrive de douter, ne vous fiez pas aux apparences. L’incertitude traîne derrière mes convictions comme un état d’âme. Je me souviens d’une anecdote amusante. Lors d’un concert d’Elvin Jones avec son quintet. Vous connaissez Elvin Jones ? Le batteur de Coltrane. Il avait une énergie majestueuse. Ses fûts raisonnaient d’un son rond et spacieux faisant de chacune de ses frappes un concurrent sérieux aux battements du cœur. Un virtuose avec ça. Le digne héritier d’Art Blakey avec ses Messengers. Je suis conscient que je ne chante pas très bien, c’est uniquement pour vous donner une idée. Bref, je m’installe sur ma chaise, les yeux rivés sur Elvin Jones. Et là, j’entends un appel, un cuivre. Pas un saxophone, pas une trompette. Un trombone. En soliste. J’ai ressenti un choc. Ce musicien était magique. Ses modulations agissaient sur mes inclinations à la façon d’un philtre. Ce soir-là, j’aurais pu céder au sortilège et abandonner ma passion pour les percussions, les années d’efforts et d’entraînement sur ma batterie, pour le trombone à coulisse. Comme cela, sur un claquement de doigts pour un élan du corps.
Encore cette affaire d’hélicoptère ? Vous ne renoncerez jamais, n’est-ce pas ? Vous avez raison elle est vraie. Ce n’est pas un sujet sensible, c’est… Je vous propose de faire d’abord connaissance. Si cela vous convient, vous pouvez vous installer à ma table pendant la jam, celle sur laquelle est déposé le petit panneau Réservé, juste en-dessous du balcon à colonnade. Asseyez-vous sur la banquette. Ce devrait être un peu plus tranquille qu’au comptoir. Moi c’est Al. Enchanté Séverine. Je vous rejoins aussitôt les dernières commandes envoyées. Je confie le service à Sylvain – le barman – et j’arrive.

* * *

Pardon ? Vous pouvez parler plus fort ? Avec les musiciens, on s’entend mal. Décidément, ils font du bruit ce soir. Attendez ! Je vais leur dire de baisser le volume de la sono. Donnez-moi deux secondes. L’autre nigaud au piano veut rivaliser avec Keith Jarret. Il me faut lui rappeler qu’il s’agit d’une scène ouverte au Hutin Vieux et non la principale de Jazz à Juan. Je reviens.
Où en étions-nous ? Ah oui, vous étiez surprise que j’aie étudié médecine. Pourtant personne n’est forgé d’une seule pièce. De nos jours, il semble plus exceptionnel de ne pas entreprendre d’études que le contraire. Simplement, ce que l’on ne vous dévoile pas au début, c’est que celles-ci aboutissent à toutes sortes de carrières, parfois très éloignées de votre parcours initial. Vous verrez, qui peut prédire ce que vous accomplirez en vingt ans ? Peut-être exercerez-vous des métiers qui n’existent pas encore.
La vraie question n’est pas de savoir pourquoi (ou si) j’ai arrêté mais plutôt comment j’ai commencé. En premier lieu, parce que je le pouvais. On n’y pense jamais assez : on n’agit que dans le périmètre de nos possibilités. Dépasser ses limites, c’est franchir la frontière de ses croyances et non de ses possibilités. Vous semblez dubitative. Je n’essaie pas de vous convaincre, j’émets une hypothèse fondée sur mon expérience mais j’accueille votre contradiction sans appréhension, je vous assure. Dans le cas de l’athlète, ses exercices s’inscrivent dans une volonté de report de ses limites, non ? D’une certaine façon, la personne qui bat un record de courses n’est pas identique à celle qui en était incapable un an plus tôt, avant ses entraînements, pour reprendre votre exemple. Il me semble que l’on change avec le temps : nos désirs, nos aspirations, notre corps. Peut-être avez-vous raison, une part de nous demeure.
En tout cas, en ce qui me concerne, j’étais studieux. Je cherchais à flatter mon égo moyennant la fierté de mes parents. J’aspirais donc à une voie royale. Ne soyez pas trop dure, cet établissement, par bien des aspects répond à mes désirs profonds. D’émancipation notamment. J’ai entendu, il s’agissait d’une question, vous ne m’avez pas froissé, vos interrogations sont légitimes après tout. Il faut du temps pour apprendre à se connaître et du courage pour s’accepter. À l’époque, je me suis obstiné ; pour nourrir une ambition maladive, participer à la reconnaissance d’une excellence dont je voulais ma part. C’est un mal profond que l’ambition. Vous voulez savoir pourquoi ? Parce que l’ambition a besoin du regard des autres pour se réaliser. Elle n’épanouit pas, elle assouvit une soif insatiable de reconnaissance.
J’ai mis fin à mon cursus médical en deuxième année d’internat. Vous voyez, j’y ai donc consacré huit ans. Il m’en reste le goût de l’effort et du savoir. Je rêvais de côtoyer des personnes intéressantes, sortir de mon milieu, apprendre des choses que peu peuvent comprendre. Vous ne connaissez pas les études de médecine ? Moi non plus, avant de m’y engager ; c’était très éloigné de ce que j’imaginais. Je me souviens que le rythme était très soutenu : révisions tous les jours de la semaine, peu voire pas de vacances. Dans la mesure où je n’avais pas les facilités de certains, j’ai investi beaucoup de temps pour réussir mes examens. Avec le recul, j’ai l’impression que ces efforts me coûtaient moins que l’atmosphère de compétition qui tissait autour de chaque étudiant une gigantesque toile, avec ses fils collants qui nous liaient les uns aux autres en même temps qu’ils nous tenaient à bonne distance. La comparaison était la norme : nos notes, nos méthodes de travail, le métier de nos parents, leurs dons aux associations caritatives, nos conquêtes ; toutes nos activités passaient au crible de l’analyse comparative. La seule chose qui importait était de réussir, coûte que coûte. Ça vous parle ça, réussir coûte que coûte ? D’une façon ou d’une autre nous en sommes tous là, à vouloir réussir : notre vie, notre famille, nos études, nos vacances. J’envie votre optimisme ; je doute que la définition de la réussite soit si divergente d’un individu à l’autre, ni même que les moyens déployés pour l’atteindre diffèrent tant que cela. J’ai plutôt l’impression que l’exception demeure à la marge. Dans les grandes lignes, nous tendons tous à nous ressembler, vous ne croyez pas ? Regardez nos vêtements, nos loisirs, nos goûts et nos dégoûts. Là-dessus, s’ajoutent les étoiles pour évaluer tout et n’importe quoi. Vous avez déjà noté mon club sur Internet ? Ce n’est pas moi qui m’en occupe, c’est Sylvain. Je ne suis pas très connecté, je ne parviens pas à m’y intéresser.
Vous êtes économe en paroles. Moi je jacasse, je jacasse. Une vraie pipelette. Pourtant, ce n’est pas dans mes habitudes. Ce sont vos grands yeux : ils sont imparables. Je ne sais pas, il s’en dégage à la fois de la vulnérabilité et une surprise qui interroge et encourage à poursuivre son récit, sans fin. J’en connais qui doivent bien se moquer à m’observer pérorer. S’ils pouvaient entendre, certains de mes habitués n’hésiteraient pas à me qualifier de vieux con. Vous ne l’avez pas fait, je vous en sais gré ; je l’ai exprimé à votre place. Disons qu’il s’agit d’une façon d’exorciser mes craintes. Je vous remercie pour vos précautions, je ne l’aurais pas mieux formulé : « vieux et con en définitive sont des positions bien relatives ».
J’entrevois dans le clair-obscur de vos soupirs une peine tenace, de celle que les blessures sentimentales abandonnent tel un lest dans les mémoires anciennes, des sortes de fragments de remords pareils à des cicatrices. Et pourtant vous n’êtes pas farouche. D’où vous vient cette confiance que l’on pourrait confondre hâtivement avec de l’insouciance ? Certes vous doutez néanmoins vous semblez avoir quitté l’attente. J’aurais aimé avoir votre force plus jeune. J’ai épousé trop rapidement l’ainée d’une famille bourgeoise de Lyon. Elle représentait l’assurance d’une promotion sociale et moi, je symbolisais son échappatoire. Bien entendu, nous ne nous le disions pas. Nous n’y pensions pas d’ailleurs. Le quotidien se justifiait seul, c’est le propre de la jeunesse. Heureusement cela n’a pas duré. L’unique bonne chose de cette relation reste ma fille, Mélissa. Je dois reconnaître qu’il se dégage de vos gestes un affranchissement et une détermination qui me la rappellent, bien qu’elle soit un peu plus âgée que vous. Elle est née l’année de l’ECN, le concours qui devait déterminer ma spécialisation médicale. À sa suite, j’aurais pu choisir une spécialité tranquille, médecine du travail par exemple ; voir venir, gravir la hiérarchie sociale par la pente douce. Seulement voilà, j’ai choisi Urgences à Grenoble. Satanées prétentions ! Bien entendu, je me suis convaincu que ce choix s’avérait le meilleur pour ma famille, pour ma fille, pour ma carrière. Uniquement des chimères qui n’existaient que dans un hypothétique et bienveillant futur. Un bonheur à venir dont le prix à payer sacrifie le présent. Alors, vous voyez, j’admire votre capacité à éprouver l’instant sans impatience.
De mon côté, il aura fallu un accident d’hélicoptère pour mesurer le prix du nécessaire. En contrepartie j’y ai laissé ma peau. Peut-être, finalement, pourrais-je vous révéler ce qui m’est arrivé dans ce fameux hélicoptère. C’est une histoire peu commune.
Cet accident a été une chance, en tout cas une opportunité.
Après lui, j’ai tout plaqué. J’ai voyagé, me suis installé aux États-Unis et j’ai expérimenté la vie. Tour à tour roadie, serveur, barman et j’en passe. Étrangement j’ai ressenti une forte indépendance durant cette période. De quoi subvenir à mes besoins remplissait l’essentiel de mes attentes. Il n’y a que musicien que je n’aie pas prétendu essayer. Même si j’adorais le jazz et que je jouais depuis de nombreuses années, je demeurais plutôt moyen - il faut être honnête. Quand on est originaire d’une petite ville de province, on a tôt fait de se prendre pour plus beau qu’on ne l’est. J’en ai vu passer un grand nombre sur cette scène qui bénéficient de leur petit succès. Pour eux, la première épreuve, ce sont les grandes villes. Or, à l’échelle internationale, elles s’avèrent encore des villages. En général, ils terminent prof dans l’école de musique de leur quartier ou de leur patelin, trop orgueilleux pour assumer leur échec ou pas assez lucides pour mesurer la faillite de leurs espoirs. Je ne voulais pas leur ressembler. Je ne voulais pas renoncer à l’extraordinaire. À tout prendre, je préférais les petits boulots plutôt que de gâcher un rêve, fut-il inatteignable. Tiens, vous voilà plus pessimiste que moi. Je ne m’étais pas encore interrogé sur le propre d’un rêve. Vous ne pensez pas que certains le sont, réalisables ?
Bon, minuit. Il est l’heure d’interrompre les festivités. Sylvain le barman va dire aux musiciens de tout ranger pendant que je relancerai la playlist, je n’en ai pas pour longtemps. Le bar va se vider maintenant. En général, une fois que l’on ferme la scène, la plupart des clients rentrent chez eux.
Regardez, je crois qu’on vous salue de la main. Vous les connaissez ? Proposez-leur de se joindre à nous. Ils vous tiendront compagnie pendant que je fais un tour en salle. Ne vous inquiétez pas ! S’ils peuvent être lourds, moi je suis de bonne compagnie.

Installez-vous, je vous rejoins avec les boissons.
Qu’est-ce que vous prenez ?

* * *

Je ne comprends pas votre attitude. Je vous trouve grossiers, tous autant que vous êtes. Votre comportement est déplacé, particulièrement pour de soi-disant personnes de bonnes familles. Il n’y en a pas un, ni une, pour rattraper l’autre.
Non effectivement Al, ce n’est pas pour Albert. C’est pour Ali. Qu’y-a-t’il ? C’est quoi ces gloussements ? Vous êtes fiers de vous ? Après mon CV et mon âge, vous inspectez mes racines ? Vous êtes installés à ma table depuis vingt minutes et vous me questionnez. D’abord les allusions vulgaires du prétendu chaperon. Et la grande escogriffe, elle pense être fine avec ses insinuations et ses rictus en coin ? Alors, je n’ai pas réagi, je me suis tu, maintenant j’en ai assez. Je n’ai pas à supporter d’être traité de la sorte, par qui que ce soit et encore moins par des merdeux trop gâtés. Exactement, trop gâtés !
Quel est le problème ? C’est en lien avec Séverine, c’est ça ? Vous n’y êtes pas du tout ! Mais pas du tout, bande de crétins et de crétines ! L’obscénité que votre morale s’évertue à déceler dans ma manière d’être ne se situe pas dans mon comportement mais bien dans vos regards, vos courtes vues et vos craintes inconsolables. Et de toute façon, prétendez-vous revendiquer un droit de regard sur ses fréquentations ? J’ai bien compris qu’elle était votre amie, vous l’avez bien indiqué une dizaine de fois ; vous avez fait cercle autour d’elle pareils à une meute, un clan suranné qui étouffe davantage qu’il ne protège. Cela vous défriserait qu’on la trouve sémillante, belle, intelligente, sensible ? Qu’elle ait envie de discuter avec quelqu’un tel que moi, pour le plaisir ou parce que je suis intéressant ? Je me demande : c’est le barman, le vieux ou le bougnoule qui vous dérange le plus ? Quoi je m’énerve ! Je m’énerve : bien sûr je m’énerve. D’abord, vous me snobez avec votre galimatias pseudo anglophone alors que je parle anglais, moi. Vous êtes ridicules avec vos « luncher », vos « happy hour » ou encore les « j’étais jet-lagué ».

Léger silence
Corinne Gicquel

Là-dessus vous vous vantez ostensiblement de vos petits sacrifices contraignants. Je ne supporte plus de l’entendre se vautrer dans l’indécence l’autre là, avec ses lunettes sur le bas du nez qu’il soulève du bout du doigt chaque fois qu’il pense imposer à la discussion un argument irréfutable.
Au début j’ai cru que c’était à cause de mes origines, un racisme ordinaire en somme. Pourtant non, pour des gens de votre milieu, dans la fleur de l’âge de surcroît, la discrimination raciale salit. Je commence à comprendre, maintenant, de quoi il retourne. Ce n’est pas ça. Non, ce qui vous dérange est en lien avec votre héritage issu des castes larvées que la mixité sociale révulse. Vous êtes les champions des y-a-qu’à-faut-qu’on et du bon goût. Je le vois dans vos regards et vos sourires narquois : on ne mélange pas les serviettes et les torchons. Et peu importe qui sont les serviettes et les torchons. De part et d’autre, je constate chaque jour que l’on pense connaître suffisamment le fonctionnement du monde pour prétendre reconnaître ceux qui nous sont naturellement et irrémédiablement infréquentables.
Taisez-vous, c’est moi qui parle maintenant.
Quoi qu’on fasse, il faut juger l’autre, c’est naturel, hein ? Qui es-tu ? Qui sont tes parents ? D’où tu viens ? Combien tu vaux ? Mais qu’est-ce que vous savez de moi ? J’entends dans vos non-dits résonner votre pensée profonde, vos catégories et leur florilège de qualifications insultantes. Qu’est-ce que vous connaissez des autres, vous ?
Et le nain énervé qui balance son pédigrée à l’instar des chiens de compétition ! Tous, vous affichez les noms de vos grandes écoles comme autant de promesses de carrières et de positions sociales que moi, attardé dans mon petit piano bar, je ne pourrais même pas imaginer. Mais je ne joue pas moi, ici. J’ai fini de jouer depuis longtemps. J’endure ma vie, là, quand vous avez seulement commencé la vôtre.
Tu crois quoi, toi, avec ton acné tardive ? Que je me rêvais patron de bar quand j’avais ton âge ? Que je n’ai pas goûté la faim de prouesses et de fortune ? Mais qui te dit que tu ne seras pas à ma place dans trente ans ? Et pire mon petit gars, que ça te plaira !
Regardez-vous. Si la réponse que l’on vous oppose ne vous convient pas, s’il devient difficile de ranger l’altérité dans les petites cases tristes de votre morgue, si l’on vous jette à la gueule un peu de la liberté qui vous effraie tant alors là, vous vous drapez dans votre arrogance et vous accusez. De ratage. Ou pire de mensonges. Et si c’est insuffisant, vous rabaissez l’autre avec votre condescendance. Je ne vous demande pas un peu de considération, juste de l’indifférence. Or, même cela vous coûte.
Exactement ! Vous avez peur de la liberté. Surtout celle d’autrui. D’ailleurs, vous ne vous doutez pas une seconde de ce que c’est. Vous n’avez encore jamais éprouvé son vacillement. Vous avez lu ce mot dans vos manuels d’histoire, il n’est rien d’autre que le prétexte à vos parades et vos postures. En vérité, vous prenez vos petites privations pour un déni de liberté, cloitrés dans votre égoïsme. Vous ne pensez qu’à vous ! Vous montez sur vos grands chevaux à la moindre sollicitation d’une quelconque responsabilité de vos actes et de vos paroles ; vous prônez la tolérance, mais chez les autres : loin de votre confort sectaire de bienpensants ou de vos jérémiades auto-apitoyées.
Risquez de vivre une seule vie ! Mais même après, vous ne pourrez envisager de donner des leçons. Vous croyez que je ne les connais pas vos petits rêves de gloire, votre appétit inextinguible de consommation ? Vous ne tiendriez pas deux heures sans votre portable, pas deux jours sans votre plateforme de streaming et vos jeux vidéo à la con. Vous êtes sourds, aveugles et incultes. Par contre, pour le malheur de tous vous n’êtes pas muets !
Séverine, j’ai passé une agréable soirée en votre compagnie pourtant toutes les bonnes choses ont une fin. En général, on a les amis qui nous ressemblent. J’espère que le miroir que ces prétentieux vous tendent vous sied ? De toute façon, le devoir m’appelle. Je dois vous laisser.
Quant à vous, vous devez quitter ma table.
C’est ça, rentrez chez vous et bonne soirée !

* * *

Non, je ne vous méprise pas. Je ne sais quoi vous répondre. Vous êtes revenue. Seule pour mon bonheur. Je vous entends m’expliquer que vous ne leur ressemblez pas, que ce ne sont pas vraiment vos amis. Enfin… qu’ils le sont un peu par le fruit du hasard et de l’habitude. J’ignore quoi vous dire. Votre absence m’a coûté. J’ai pensé avoir été odieux tout à l’heure. J’ai imaginé le dégoût que cette colère impétueuse avait pu faire naître en vous et j’ai ressenti de la honte d’en être à l’origine.
Pourquoi êtes-vous revenue, Séverine ? Je ne crois pas vous traiter avec égards, ni vous parler comme à une adulte. Je m’adresse à vous comme à un autre être humain, doué de raison et d’intelligence, avec en supplément dans votre cas, ce qui est plus rare, de capacités d’écoute. L’âge n’a rien à voir à l’affaire, voilà tout. Je ne saurais dire si c’est exceptionnel. Vous ne m’avez pas apprécié en gâteux sénile que je sache. J’ai agi de même, je ne vous ai pas envisagée en morveuse demeurée. Combien il est pénible de constater le rabaissement subi passé la cinquantaine, parfois de la part de ses propres enfants. Les vieux apparaîtraient irresponsables, dépendants, irréfléchis, naïfs, dans le meilleurs des cas, de petites choses fragiles dont il faudrait prendre grand soin et dans le pire, des boulets inutiles, j’en passe et des meilleures. Dans ces conditions, il n’est plus étonnant pour personne, au cœur de cette société ultra performante, que l’on s’adresse à eux comme à des simples d’esprit. Les jeunes aussi ? c’est bien possible. Nous voilà un nouveau point commun. Vous pleurez. Arrêtez, rien ne le justifie.
Il est souvent insuffisant d’être désolée mais je vous remercie quand même. Ce n’est pas après vous que j’en avais, vous n’étiez pas obligée de revenir. Pour tout dire, je suis content que vous l’ayez fait. J’ai du mal à faire confiance pourtant j’en ai très envie lorsque vous affichez ce visage opalin dont le grain délicat suggère la douceur.
Vous avez les mains gelées ! Vous avez froid ? J’ai lu que cette humidité qui nous glace les sangs depuis le début de la semaine passera vite.
Vous commencez à affectionner le jazz on dirait. C’est un classique… de Joe Henderson : Black Narcissus, interprété par Laika Fatien. Ce morceau m’apporte du réconfort : ma ligne de basse préférée avec sans doute une de nos plus belles voix. La chanteuse est franco-marocaine. J’aurais bien aimé l’accueillir ici. Je vais laisser filer son album en fond si cela vous plaît aussi.


« Apprendre à s’aimer,
c’est répéter ses premiers pas en amour. »


Je vous apprécie Séverine. Je souhaiterais vous offrir un présent. Cette histoire d’hélicoptère vous intéresse toujours ? Étrangement, ce n’est pas que j’aie envie de raconter mes vicissitudes, ni même qu’il y ait un quelconque secret d’ailleurs… j’avoue cependant éprouver l’irrésistible désir et l’incompréhensible besoin de vous les livrer. Je suppose que cela tient à vos silences captifs, leur manière de solliciter mon audace qui s’apparente à une invitation à m’aimer davantage. Ils semblent me murmurer : apprendre à s’aimer, c’est répéter ses premiers pas en amour. Vous accueillez mes paroles hésitantes sans jugement. Cela m’encourage.
Vous l’avez peut-être compris maintenant, j’ai été victime d’une péripétie rocambolesque lorsque j’étais interne en médecine, aux Urgences vous vous souvenez. D’une certaine façon, celui qui existait alors est mort ce jour-là.
Je travaillais de huit heures à vingt heures, enchaînant souvent des gardes le temps restant. Je devais gagner de l’argent en même temps que pallier le manque d’effectif dans mon service. J’y trouvais mon compte même si je survivais plus que je ne vivais. Je figurais un robot organique. J’avais perdu du poids, mes cheveux ont commencé à tomber. C’est à cette époque que j’ai porté mes premières lunettes.
L’essentiel de mon attention était focalisé sur la réalisation des tâches dont la responsabilité m’écrasait. Des vies se reposaient sur moi tandis que je me trouvais plus qu’à mon tour démuni par le manque d’expérience. J’ai résisté aux drogues qui circulaient de-ci de-là entre nous, mais pas à l’alcool. C’est un vice que je traîne dans mes bagages depuis lors.
Je me suis retrouvé dans l’équipe du SAMU dont dépendaient les interventions en hélicoptère. Dans cette unité, le manque de médecins était encore plus prégnant. Par conséquent, il était de moins en moins exceptionnel que je fasse deux gardes consécutives, en supplément de mes journées. J’étais moralement et physiquement épuisé. L’absence d’opportunité m’a évité le pire plus d’une fois. Il n’eut pas fallu beaucoup plus pour que j’en termine de façon radicale.
Excusez-moi, je tambourine, c’est désagréable paraît-il. Je stresse… cela me met mal à l’aise, en fait, de raconter cet accident, je… je n’ai pas l’habitude. Non, non, je vais continuer. J’y tiens.
Ç’a été horrible. Je peux revoir les flammes, sentir l’odeur des poils grillés, du métal chaud, du plastique qui fond, les émanations de laque calcinée, la chair qui se tend sous l’effet de la chaleur.
Vautré sur le flanc, une douleur intense au crane m’empêchait d’ouvrir complètement les yeux. Ma tête valsait à la manière d’un carrousel et la fumée envahissait une grande partie du cockpit. J’ai tenté de me relever bien entendu : sans succès, plaqué au sol par une inertie violente. J’ai appelé l’équipage, hurlé, impossible d’entendre quoi que ce soit. Un bourdonnement emplissait l’espace, composé de terreur et d’incompréhension. Je balbutiais des « non », par demi-douzaines, s’apparentant à la conjuration un peu infantile d’un sort. C’était un réflexe.
Tout est allé si vite !
Aucune pensée raisonnable ne pouvait se former à présent que les flammes gagnaient toutes les parois de l’engin et que le métal brûlant et craquant mordait ma chair à chaque point de contact. Il m’a semblé percevoir une alarme lointaine, feutrée. Ou plutôt empêchée. Ma tête était soumise aux pires vertiges tandis que le temps s’étirait semblable à un ralenti dont j’étais le spectateur impuissant. J’ai surtout pensé à mes parents, leurs sacrifices pour me permettre de me consacrer à ses maudites études. Mon père Ziné-Yalla, ma mère, Nora : migrer depuis le Maroc pour donner naissance à un garçon portefaix de leurs rêves d’émancipation et finalement sombrer en même temps que lui dans le néant, par la faute d’un accident d’hélicoptère. Il n’en avait jamais vu. Il ne resterait de leur fils, tout au mieux, que des membres mutilés, des cheveux arrachés ou consumés pour tout ou partie, une peau ravagée à l’image d’un désert rebattu par la tempête ; toute fierté et toute joie noyées dans le chagrin, déjà broyées. J’abandonnais ici-bas leur allure de spectres chenus, dans un pays éternellement étranger bien que chéri à la façon d’un talisman et qui ne serait plus désormais que l’immense cénotaphe de leur fils unique.
J’ai songé à ma fille, que je ne découvrirais jamais dans l’intimité de ces événements qui concourent à l’émergence du lien filial : la passation de ses examens, son mariage, la naissance de ses enfants, son premier boulot, ses vacances en famille, les photos, les réminiscences que nous n’aurions jamais en commun…
Toute cette absence à me faire pardonner déborderait le souvenir des vivants et se transformerait en culpabilité. J’éprouvais une incommensurable peine. Une tristesse froide, déçue, face aux regrets de l’échec, aux vies blessées, prématurément gâchées.
Et puis j’ai eu peur. D’avoir mal. De mourir. De l’image des restes de mes viscères, des avant-bras sanguinolents ou consumés, des cuisses déchiquetées, des yeux sortis de leur orbite ; j’ai préfiguré mon corps, mené au bout de ses limites et que le feu ou la chute allaient engloutir, pulvériser, effacer de la surface du globe. Dans un dernier sursaut d’espoir, j’ai cherché l’extincteur alors que mon pantalon prenait feu. Pas de ceinture pour s’amarrer, aucun parachute. Je sais, les réactions paraissent absurdes depuis le présent ; seulement, dans ces moments-là le cerveau n’est plus rationnel. Je n’entrevoyais aucune issue que la mort et la douleur. J’étais envahi de toute l’horreur de mourir brûlé vif. La carlingue matérialisait une étuve, ou un fumoir.
Je voudrais vous dire que l’instinct de survie m’a aidé, je mentirais. C’était la colère. Contre ce sort injuste. Un sentiment de rébellion qui me poussait à vouloir opposer un bras d’honneur à la fatalité. J’imagine aisément avoir pensé quitter l’appareil pour gagner quelques secondes de vie. Je me vois assez penser saluer cette Terre dont je n’avais su voir la beauté, que je n’avais que consommée, au gré des modes et des voyages toujours plus loin, plus insolites, plus enviables, cette vie qui eût été belle et que je n’avais jamais pris le temps de goûter dans sa simplicité.
Voilà où j’en étais. Au moment ultime, sur le palier de la mort, j’étais meurtri, terrorisé, déçu, considérablement triste. Je m’entends m’encourager « Saute ! Vas-y, saute ! ». Je devais fuir la mort qui déjà me dévorait ; ne fut-ce qu’une poignée de secondes supplémentaires.
Alors,
j’ai tiré la porte latérale de l’hélicoptère
et me suis jeté dans le vide.

* * *

Vous comprenez ? Séverine, ce qui est important, à ce moment de l’histoire, c’est que le désir de vivre ait primé sur toute autre considération, c’est lui qui m’a conduit à m’élancer, alors même que le désespoir logeait au plus profond de mon être et que mon heure sonnait. Ce n’était pas une pulsion de mort qui guidait la main qui ouvrait l’appareil, les jambes qui poussaient vers le vide. Si je n’avais pas plongé dans l’incertitude, j’aurais brûlé vif dans la minute. Je devais échapper au danger le plus immédiat. Tout le reste s’avérait sans importance. Chaque seconde dans ce combat pour la vie valait l’éternité. C’était une chute… pour me sauver ; non pas pour me soustraire mais pour m’épargner.
Vous voulez boire autre chose ? Moi, j’ai besoin d’un verre.

Vous reconnaissez ? Fly Me To The Moon, c’est connu quand même. Il s’agit de la version du Roy Haynes Quartet, vous aimez ? C’est autre chose que la soupe de Sinatra. Une version ternaire enlevée. Du grand art ! Tommy Flanagan au piano. Le contrebassiste Henry Grimes. Au sax, Roland Kirk. Pas mal, n’est-ce pas ?

Je voudrais me présenter à vous sous mon meilleur jour pourtant la vérité impose sa nécessité à la confiance nouvelle qui nous lie à présent. Considérez mon état de choc à l’issue de cette expérience. Cette impression qu’un événement extraordinaire est parvenu à poinçonner ma vie de son entaille indélébile, à oblitérer tout sens et toute raison. C’est un peu comme… si s’était gravé dans ma mémoire un marqueur temporel brutal, délimitant un avant et un après antinomiques, l’après n’étant plus en aucun cas semblable ni au passé ni au futur que je concevais dans l’inconfort de ma routine. C’est ainsi qu’on se répète « C’est à moi que cela arrive », cet événement que l’on pensait réservé à la fiction, aux informations, aux ragots, aux histoires qui font frémir ; ces paroles que l’on écoutait à moitié et qui commençaient par « Tu ne sais pas ce qui est arrivé à une telle » ou « Tu te rappelles d’un tel ? Il lui est arrivé un truc de fou » ; eh bien tout cela c’est pour vous. Pire, c’est vous. On se sent exclu de l’entendement. Le monde entier vous paraît étranger. Plus aucune connexion personnelle ne semble possible. L’extraordinaire de votre situation vous installe au ban de la société en même temps qu’elle vous inscrit dans ses chroniques, dans ses anecdotes. Et puis le temps se déploie. Les souvenirs se dissolvent et l’épreuve qui vous paraissait hors norme s’inscrit dans votre biographie. C’est ainsi que les événements les plus extraordinaires finissent par constituer la matière première d’une vie ordinaire. Avec du temps. Bien sûr, pour cela il faut survivre. Sans quoi il ne peut y avoir de temps, ni de biographie.

J’ai sauté de la machine en feu mais évidemment, puisque je vous parle, je ne suis pas décédé. La suite ? Oh, c’est simple.
Je tremble, pardonnez-moi, c’est l’émotion ; elle écourte mon souffle. Si vous êtes d’accord, j’aimerais chuchoter la fin de mon récit. Économiser mon énergie pour cette mémoire enfouie depuis longtemps, à la façon d’une vieille pudeur ; j’ai besoin de la lenteur du chuchotement pour rassembler mes forces et vous conter la fin.
Je ne suis pas tombé de bien haut, deux mètres tout au plus, et pourtant j’en perçois encore l’abîme. L’hélicoptère stationnait au sol lorsqu’il a pris feu. Je m’y étais réfugié pour récupérer un peu avant d’entamer une énième garde. La salle de repos des internes avait était réquisitionnée - pour cause de fuites dans un des services de l’hôpital, il me semble. J’avais prévu d’être tranquille dans cet engin en maintenance et avais dormi d’un sommeil si lourd qu’en émerger m’avait semblé revenir d’un coma. Le feu avait démarré à la suite d’un problème électrique. Les pompiers, alertés depuis plusieurs minutes, m’avaient pris en charge immédiatement. J’en étais quitte pour une belle frayeur, deux côtes cassées et de vilaines brûlures.
Souvent je repense à ce moment où j’ai décidé de sauter. Je croyais faire une chute de plusieurs centaines voire plusieurs milliers de mètres.
J’étais persuadé de mourir.
Qu’ai-je accompli finalement à la suite de cette renaissance ? Une vie de labeur, de souffrances et de joies. Une vie de plaisirs aussi. Que de l’ordinaire en somme. Toujours à chercher des consolations, toujours à éteindre les braises de l’ambition avec mon seau de leurres.
J’étais à l’époque de l’accident devant un précipice. Mon travail, ma famille, ma santé, ma vie s’étiolaient douloureusement. Je refusais de voir surgir autre chose par-devers moi que la persistance d’une identité délivrée par le miroir déformant des fausses évidences et des usages irréfléchis. J’étais au pied du mur et j’imaginais continuer comme si de rien n’était. Et maintenant ?
Derrière quels renoncements se camouflent les choix essentiels ?
Vous avez raison, taisons-nous.

Vous devez rentrer, je comprends. Nous sommes en semaine. Il est déjà une heure.
De toute façon je dois fermer.
Je vous raccompagne à la porte.

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