Les belles vaillantes

vendredi 22 octobre 2021 , par Marx Teirriet

NoMade - Hors Série n°1

Un jeune homme part au travail. Il est tôt. L’automne a des airs d’hiver. Son chauffeur est en retard aussi, il patiente dans la cage d’escalier de son immeuble. Un vélo, une trottinette, des poussettes et ses pensées activent la part espiègle de son imagination.

Les murs défraîchis de l’escalier défilaient lisses dans la pâleur des LED du petit immeuble encore endolori de sommeil. À présent que l’automne finissait de s’installer, Elliot ne goûtait plus les lueurs de l’aube, lesquelles baignaient la cage sans ascenseur du vieux bâtiment plus tôt dans la saison. Il descendit au trot les trois étages, parcourut le long corridor dépourvu de fenêtre et tira l’épaisse porte en chêne. Une rafale glacée fit vaciller sa silhouette gracile et dans un mouvement réflexe, monter les épaules, serrer les coudes. Cela sentait l’arrivée de la neige jusqu’au plus profond des ténèbres. Notre maigrichon ferma sa veste à capuche et redressa ses lunettes. Il avait l’intention de patienter à l’extérieur mais une alerte sur le smartphone laissa entrevoir une attende trop longue, particulièrement sous cette bruine naissante. Son chauffeur et néanmoins collègue s’étant fait une spécialité des retards fortuits, Elliot devrait poireauter une bonne quinzaine de minutes.
Il rebroussa chemin. Les parties communes offraient à leurs usagers des effluves de détergent, propres à entretenir l’illusion d’un immeuble Vintage quand il ne manquait à ce bien à l’abandon que la crasse pour déclasser en un clin d’œil tous les habitants.
À mi-niveau du premier étage, Elliot tourna l’espagnolette grippée et entrouvrit maladroitement la fenêtre dont la vue plongeait sur l’arrière-cour encore inanimée. La nuit réclamait son lot de craintes. Il sortit une clope, se posa sur le rebord bétonné qui chaussait l’encadrement. Les grandes vacances touchaient à leur fin et avec elles, les derniers effets de l’enchantement de l’enfance. Il reprendrait ses études bientôt, quitterait la bourgade-dortoir de ses parents – et ce job ingrat – à destination d’un avenir qu’il discernait mal.

Le ciel est bas. La pluie se densifie. La lumière du couloir éteinte par le minuteur, Elliot dévale prudemment une poignée de marches vers le rez-de-chaussée. Bien que de nature peu farouche, le sifflement de la semelle de ses baskets sur la pierre usée apporte du réconfort à la matité et à la solitude des premières heures du jour. Il accède à l’interrupteur grâce à la veilleuse. Une ampoule clignote plus haut dans les étages. Les ombres du garde-corps instable dansent sur le dallage délavé tandis qu’un oiseau de nuit module ses basses par l’entrebâillement de la fenêtre. Un bruit sec, Elliot pivote la tête en direction du hall. En vis-à-vis des premiers degrés de l’escalier, une mince collection de trottinettes, vélos et autres poussettes, se repose à l’instar d’un troupeau harassé dans quelque corral urbain.
Le cœur apaisé par la lumière électrique, Elliot se demande où donc pourraient vouloir fuir tous ces objets s’ils prenaient vie, taraudés par l’envie d’échapper à leur sort. Dans sa classe d’introduction à la sérendipité, le professeur avait abordé l’année dernière les notions de cycle et d’espérance de vie au sujet du matériel indispensable à nos activités quotidiennes. Le garçon s’amusa d’imaginer ce troupeau mécanique animé d’une intelligence numérique, voire d’une vie propre comme dans ses films d’animation préférés. Puis il considéra en détail les poussettes. Il s’agissait de quatre témoins de l’ingéniosité humaine. Comme dans les installations d’art contemporain où son père le traînait dès qu’il en avait l’occasion, l’espace vibrait. Ainsi, l’attention prolongée sur ces véhicules puérils leur conférait une existence, un destin auquel Elliot se montrait sensible.
Contre le placard d’entretien se tenait debout la poussette canne. Toute en longueur, les tubes en diagonale repliés comme des bras croisés, elle toisait non sans élégance des congénères prosternées à ses roues. De l’amputée de son siège multifonctions à la sportive à trois roues, en passant par la vieille rétro façon landau, chacune enviait ses deux roues avant, haut perchées au niveau des poignées recourbées. De toutes, elle pouvait revendiquer le plus de légèreté, de maniabilité, et assurait par ses aspects pratiques d’innombrables services qui la rendaient incontournable. Quiconque la poussait recevait en partage de sa superbe et exigea des passants sur sa route de s’écarter. Elle représentait le modèle à suivre. Si tous les carrosses juvéniles réclamaient de chacun, sans exception, de se détourner de leur chemin elle, en était par ses remarquables caractéristiques la plus sûre garante. Elle tenait cette position de sa longévité et de l’âge tardif des enfants qu’elle tenait sous sa coupe. Bien après qu’ils sachent marcher, il n’était pas rare qu’elle bloquât leurs élans juvéniles de ses bretelles serrées. Chaque parent lui devait pour cela une reconnaissance craintive et l’élevait par là même, aux yeux de ses semblables, au rang de reine du gang.

La lumière s’éteignit de nouveau. Elliot bascula en arrière de manière à actionner l’interrupteur avec le dos. Une ombre nouvelle remplaçait le clignotement du dernier étage. Il plia les jambes et finit accroupi.
« Alors les belles vaillantes, pas envie de faire un tour à vide, un peu ? Histoire de vous dégourdir les roues ! Je vous ouvre la porte ? » Elliot conclut son apostrophe par un large sourire d’autosatisfaction. Le bizarre de la situation ne l’effleura pas un instant.
Puis le jeune homme pensa s’asseoir dans la sportive. Pour rire. Pour essayer. Ainsi installé, il ne serait pas plus ridicule que celles et ceux qui faisaient du bitume un podium et de la vie un défilé de mode, les coquets et les pimpantes qui marchaient à côté de leur poussette oviforme plutôt que derrière. Son voisin du deuxième était de ceux-là. Bras gauche tendu sur l’anse, dandinant ses fripes à la dernière mode, le vieux-jeune déplaçait négligemment la voiture infantile postée sur son flanc, dans le but de trimbaler son fils des courses au médecin, du café à la salle de gym. Une façon peut-être d’atténuer le conflit entre l’être et la fonction, d’affirmer la persistance d’une masculinité désuète. À moins que ce ne soit une posture post-moderne, laquelle échappait à Elliot ; une sorte de coolitude, ou simplement une attitude engagée dans le renouvellement de l’image usuelle des mères à poussette. Qui savait ? La forme des revendications identitaires s’élevait sans frontières. Il en parlerait en cours de socio.

Poussette landau
Photo de Wallace Chuck provenant de Pexels

Depuis que les hommes entreprenaient leur rôle de père, il apparaissait que les aspects techniques de tous les outils parentaux évoluaient à l’aune d’une symbolique rénovée. L’image de ces objets anciens mais si utiles tendait à vouloir s’émanciper de la tradition. Par ailleurs, si l’air du temps poussait à davantage de simplicité et d’ergonomie, chacun de ces instruments semblait devoir répondre au besoin d’assemblage des mâles humains, à leur propension à aborder les axes et les roues sous l’angle des matériaux, des dimensions et des performances. L’opinion des amphis demeurait partagée.
Pourtant, le zèle des designers s’affichait manifeste, l’amputée pouvait en témoigner. Bijou de technologie, ce pousse-pousse regorgeait de clips et de rotules. Imprimée en série pour partie et le fruit de l’assemblage de plastiques moulés pour une autre, elle se révélait évolutive, protectrice, aérodynamique. En deux ou trois mouvements, l’œuf qui accueillait l’enfant se trouvait désarrimé de son socle, laissant le champ libre à toutes les transformations que les situations familiales exigeaient. La base, avec ses quatre petites roulettes, finissait stockée dans le local à vélo, réduite à n’être qu’un bas de chariot mutilé autant que futuriste.

Une dernière fois Elliot ralluma le couloir. Un aboiement aigu résonna.
En lui, l’idée selon laquelle les poussettes ressemblaient à leur maître évoluait en certitude. L’amputée appartenait aux hipsters du deuxième. Il les avait croisés plusieurs fois devant le magasin bio. Plébiscitée et polymorphe, elle portait incontestablement les attributs de notre époque : tout en apparence, raffinée et moderne, mais d’une promesse faillible. La sportive, tout terrain avec ses grandes roues à rayons et son habitacle hydrofuge vert pomme, appartenait à la gendarme et au prof d’anglais. Autonome, robuste, tout-terrain, dévouée, elle cumulait les tâches en vue de mieux servir, oublieuse parfois de sa vocation principale de convoyeuse d’enfants au profit du grisement de la course. Enfin, la rétro, façon landau, devait être la propriété des locataires des mansardes. Elliot ne connaissait pas ces nouveaux venus mais il avait parfois entendu les pleurs de leur nourrisson, en pleine nuit. Docile, la rétro rappelait aux étourdis ce que l’immuable a de vertigineux. Elle offrait le confort indémodable du réconfort à de jeunes parents soucieux d’un avenir sans risques ni défauts pour leur progéniture.
Mais la reine, à qui appartenait-elle ? S’il y pensait, il demanderait à sa mère ce qu’elle en savait. En effet, Elliot avait beau réfléchir, il ne voyait pas. Passés en revue les potentiels enfants et petits-enfants de ses voisins, il se dit que la poussette canne devait faire partie de l’histoire oubliée de l’immeuble, sans dieux ni maître. Pourtant, elle semblait entretenue, quasi-neuve. Seules de légères griffures sur la peinture attestaient d’une probable lutte de territoire. Une voiture, tchac ! Une autre poussette, tchac-tchac ! La légende racontait même que certains affûtaient les bords les plus saillants. Quant à rouler sur les pieds des piétons, technique ne laissant pas de traces, elle représentait le minimum d’une utilisation conforme.

Un faisceau de phares dans la rue balaya le carreau myope de la porte d’entrée. Elliot sortit de l’immeuble, traversa et se dirigea vers la camionnette stationnée dans la contre-allée, au ralenti. La pluie s’était arrêtée. Le sol trempé brillait aux premières lueurs sans soleil.
Le conducteur discutait au téléphone. Installé à la place passager, le véhicule toujours immobile, Elliot lança un regard intéressé du côté du perron de l’immeuble. Le profil emmantelé de la femme du quatrième se débattait avec le barrage des lourds battants histoire de sortir la poussette canne. Ainsi donc, c’était elle sa propriétaire ! Il ignorait que cette grosse femme entretenue s’occupât d’enfants. Il ne lui connaissait aucune descendance et l’imaginait davantage encline aux associations caritatives et aux vernissages oiseux qu’à l’éducation.
Une fois en mouvement, la camionnette fit demi-tour. Elliot soulevait le bras en guise de signe cordial à sa voisine. La vitre légèrement entre-ouverte, à l’affut – sans qu’il n’y prît garde - d’un babillage plaintif, il concentrait ses efforts sur l’objet de sa curiosité. Se dévoilant progressivement dans la vitesse, une couverture à grosses mailles remuait. Par-dessus, les vapeurs d’une haleine chaude, de grands yeux coquins, des oreilles tendues, une langue tirée : point d’enfant, il s’agissait de deux chiens nains !
Les usages portaient leur lot de déconvenues et rendaient une nouvelle fois compte de l’inachèvement du palmarès du risible. Mais la voisine n’en paraissait pas moins fière dans son génial ridicule. Bien que sans enfant, le trottoir lui appartenait telle une conquérante sur ses terres, et il reconnut dans cette détermination altière un peu de la superbe de sa poussette.

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