D’un usage l’autre

vendredi 14 mai 2021 , par Bloom

Pendant très longtemps nous avons rêvé de maîtriser le monde, d’y avoir les pleins pouvoirs. De nous l’approprier pour le plier au moindre de nos désirs. Parce que nous ne pouvions que le rêver, ne disposant pas de moyens suffisants pour faire plus que cela. Non pas que nous ne disposions pas de techniques pour tenter d’y parvenir. Nous avons toujours eu des techniques parce que nous avons toujours eu, comme espèce, ce rêve-là.


« La religion, la politique, la magie,
sous toutes leurs formes,
relèvent de la technique. »


Sans doute du fait de nos spécificités, de notre position initiale mixte au sein des espèces animales, à la fois proie des grands prédateurs dont nous ne possédions pas – et ne possédons toujours pas – les capacités physiques, et prédateurs nous-mêmes – de toutes les espèces – du fait de nos capacités intellectuelles nous permettant de réfléchir, de conceptualiser, de fabriquer, et au moyen de tout cela de manipuler le monde dans son étendue et sa durée. Ces dispositions-là entraînent nécessairement un désir de maîtrise, d’abord de son milieu proche, puis de plus en plus étendu et pour finir du monde dans son intégralité. Pour assurer la pérennité de son existence, de celle de son groupe, de celle de l’espèce. Et on ne maîtrise que par des techniques, c’est-à-dire des mécanismes, aussi bien matériels qu’intellectuels et symboliques, de production et de reproduction les plus systématiques possible de certains effets déterminés a priori à partir de la mise en œuvre de certaines causes tout aussi déterminées dans des circonstances définies. Ce que nous appelons technique pour regrouper sous un seul terme toutes les techniques particulières ne se limite pas de ce fait à ce qu’il recouvre aujourd’hui, qui ne vise guère que les techniques proprement scientifiques. Or il y a eu tout au long de l’histoire de l’espèce – et il y a encore aujourd’hui – des techniques moins formalisées, tant dans leurs mécanismes que dans les résultats qu’elles entendaient fournir. Sans même parler de ce qu’on regroupe sous le terme de sciences sociales pour les opposer en bloc aux sciences dites dures du fait de la formalisation quasi-intégrale de ces dernières, la religion, la politique, la magie, sous toutes leurs formes, relèvent de la technique. Parce qu’elles visent toutes, bien qu’avec une moindre efficacité que nos techniques modernes, à rendre compte du monde et donc à disposer de moyens techniques de le maîtriser, au moins dans une certaine mesure. Avec certes moins de résultats systématiquement probants – la prière, le sacrifice, la sorcellerie, l’alchimie, pour ne prendre que quelques exemples, sont effectivement moins efficaces qu’une loi de physique quant aux résultats qu’on peut en attendre, encore que nous en jugions à partir de notre référentiel technique actuel, qui n’est pas celui dans lequel chacune de ces techniques était appliquée et qui de ce seul fait les dévalorise a priori, la plupart du temps sans même qu’on s’en rende compte. Mais quoi qu’il en soit ces techniques-là, tout en nous apportant des moyens de maîtriser le monde, ne le faisaient que de façon très partielle et assez peu assurée. Ce n’est pas pour rien qu’elles étaient le plus souvent associées à une forme spécifique de transcendance, échappant à notre compréhension directe et donc à une technicité de type scientifique, expliquant leurs ratés ou leurs incapacités par son caractère par principe inconnaissable. Ce qui se manifestait comme manque d’efficacité ici-bas relevait d’une efficacité supérieure nous échappant du fait de sa nature transcendante. Nous ne pouvions donc dans une telle situation que rêver de la maîtrise du monde.


« La science et ses applications techniques
nous ont fourni de plus en plus
de moyen d’agir sur le monde. »


Mais notre entêtement à réaliser ce rêve nous a systématiquement motivé à développer des techniques plus immanentes, à portée certes plus limitée – notre proche milieu d’abord, puis des extensions de plus en plus importantes de celui-ci – mais fournissant des résultats plus déterminés et plus répétables. Sans doute aussi parce qu’il fallait bien avant tout s’assurer au mieux, au jour le jour, des conditions immédiates de notre existence. Jusqu’au moment où le développement et la formalisation de ces techniques les ont rendues indépendantes du milieu spécifique où elles étaient appliquées, ou de locales elles sont devenues globales. Ce que nous qualifions désormais de techniques en les opposant aux autres, et qui sont des techniques exclusivement scientifiques. L’émergence de la science en tant qu’activité spécifique de maîtrise du monde par le biais de ses applications techniques, qui marque notre entrée dans la modernité, donne soudain une teneur réaliste à ce rêve, le change en une possibilité et suscite un désir, celui du progrès scientifique et technique et de la maîtrise qu’on est susceptible d’en tirer sur le monde. De la complétude de cette maîtrise qui nous rendrait égaux aux dieux dont nous avions besoin pour pallier les manques et les ratés de nos anciennes techniques. Et de fait la science et ses applications techniques nous ont fourni de plus en plus de moyens d’agir sur le monde, de le plier à nos volontés, renforçant par leurs succès répétés et de plus en plus nombreux notre désir d’une maîtrise mondaine intégrale. L’expression exemplaire de ce désir se manifeste sans aucun doute dans le positivisme de la fin du XIXème siècle : le monde est enfin à portée de nos mains et de nos entreprises pour le modeler selon nos envies, ce n’est plus qu’une question de délai, plus ou moins long mais toujours fini, dénombrable, quantifiable. Le rêve est en passe de devenir réalité. Le corpus scientifique est en train d’achever son explicitation pour nous livrer le monde prêt à l’emploi. Nous voici, en tant qu’espèce, sur le point d’en devenir les maîtres parce que nous en avons éclairci à peu près tous les secrets et que ceux qui résistent encore vont devoir rendre les armes sous peu. Et en plus c’est un corpus relativement limité, cohérent et totalement déterminé, qui rend cette maîtrise encore plus efficace et assurée, parce que potentiellement compréhensible, donc globalement appropriable par chacun. Et surtout qui se rapporte globalement à un niveau de perception du monde qui est celui moyen de l’espèce. Bien sûr il y a ce qu’on appelle des savants, dont la science est le métier et qui la font avancer et tout le monde ne l’est pas. Bien sûr aussi ils ont des instruments qui leur permettent d’affiner leur perception du monde. Mais finalement tout un chacun, s’il n’est pas irrémédiablement stupide, peut en comprendre les points principaux, dont tout découle logiquement, et donc la cohérence qui leur est associée et qui fait que le monde, notre monde, est maîtrisable et bientôt maîtrisé.

Mais ce rêve se brise à la charnière entre le XIXème et le XXème siècle. Tout au moins pour ceux qui font la science et en tirent des techniques de maîtrise du monde. Sur deux écueils imprévus. D’abord la mécanique quantique, qui fait revenir le hasard, un hasard irréductible, au sein même d’un monde qui s’avançait régulièrement vers sa complète détermination. Heisenberg, et bien d’autres avec lui et après lui, fait surgir l’incertitude au cœur même de ce qui jusqu’alors se donnait comme détermination mondaine, entraîne ainsi le monde dans l’aléa, lui ôte sa cohérence et rend donc sa maîtrise globale effectivement impossible. Son principe énonce qu’il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d’une même particule. Par exemple sa position dans l’espace et sa vitesse. Donc que toutes les déterminations que nous accordons au monde que nous percevons ne sont que des approximations plus ou moins grossières de son indétermination fondamentale. D’autant que l’approche quantique, dont la pertinence est scientifiquement assurée, ne s’accorde pas avec l’autre grande théorie qui voit le jour à la même époque, la relativité généralisée. Et que le désaccord, en dépit des efforts pour le surmonter dans une théorie unifiée des champs, reste ouvert encore aujourd’hui. La mécanique quantique ouvre la boîte de Pandore, elle fait passer du perceptible déterminable, ou à peu près moyennant quelques instruments, à l’imperceptible indéterminable, nécessitant des instruments matériels et intellectuels bien plus complexes pour être in fine seulement partiellement approché et approximé. Le monde qui était seulement complexe, c’est-à-dire une accumulation de simplicités s’intriquant les unes dans les autres, élucidable à terme, devient irrémédiablement compliqué et définitivement indéterminable et inexplicable dans sa totalité, si tant est qu’il puisse encore être totalisé. Inévitablement compliqué parce que son indétermination ouvre la voie à un foisonnement d’avancées scientifiques et de techniques en découlant visant à la réduire au minimum pour conserver un monde globalement vivable. Avancées et techniques qui deviennent elles-mêmes de plus en plus complexes, pour tenter de s’approcher au mieux de cette soudaine complication du monde, de plus en plus incompréhensibles au commun des mortels, voire à quiconque n’est pas spécialiste du domaine, de plus en plus spécialisé, qu’elles explorent. La science et la technique foisonnent comme jamais pour tenter de coller au mieux au foisonnement du monde provoqué par l’incertitude quantique, mais deviennent de plus en plus absconses pour le plus grand nombre. Qui d’ailleurs dans sa majorité n’a même pas eu vent de la mécanique quantique et continue à rêver à une maîtrise accomplie du monde pour demain, ou au plus tard après-demain, parce que ce qui l’intéresse dans le monde reste au niveau de sa perception, qui lui donne l’illusion d’une cohérence déterminée.


« Le monde, ou plus précisément le réel,
fait radialement écart à la connaissance. »


Le second écueil est sans doute encore plus ravageur pour notre perception du monde et la maîtrise que nous espérions en avoir, bien que moins connu encore que le principe d’Heisenberg – peut-être pour cette raison même. Il s’agit du théorème d’incomplétude de Gödel, ou plutôt de ses deux théorèmes, le second étant un corollaire du premier. Théorème qui énonce que dans n’importe quelle théorie récursivement axiomatisable, cohérente et capable de « formaliser l’arithmétique », on peut construire un énoncé arithmétique qui ne peut être ni démontré ni réfuté dans cette théorie. On touche-là à la théorie mathématique qui est l’outil de base permettant de construire et de développer toutes les théories scientifiques, et d’en tirer des techniques permettant une certaine maîtrise du monde. Ce qui s’énonce là c’est que, même au cas où nous parviendrions à formaliser une théorie unifiée des champs rendant compte de façon cohérente du monde et au sens le plus large de l’univers, il y subsisterait des énoncés indécidables rendant impossible une maîtrise effectivement complète de ceux-ci. L’achèvement de la connaissance scientifique du monde s’y trouve de fait rendu impossible dans son principe, ce qui définitivement le soustrait à toute possibilité de maîtrise complète. Il y aura toujours le concernant, quelqu’effort scientifique et technique que nous puissions imaginer de mettre en œuvre dans ce but, de l’indécidable, de l’inconnaissable, de l’indéterminable, irréductiblement. Parce que le monde, ou plus précisément le réel, fait radicalement écart à la connaissance que nous en instituons, si étendue et précise que nous tentions de la rendre. Le monde qu’elle nous permet de construire à partir du réel est définitivement incomplet et en deçà d’une certaine limite intangible, inaccessible, indéterminé. Ce que nous appelons monde n’est qu’une reconstruction technique du réel qui n’en fournit qu’une version approximative et incomplète, à jamais. A cause de cela il ne peut pas y avoir de monde intégralement maîtrisable parce qu’il y subsiste toujours une part intangible de réel, même si elle ne nous est pas nécessairement directement perceptible. Non seulement ça périme notre rêve de maîtrise du monde – parce qu’une maîtrise partielle ne peut pas réellement se prétendre une maîtrise, non seulement parce qu’elle est incomplète mais parce qu’en l’occurrence elle est en plus indécidable – mais c’est l’outil même employé à cette prétendue maîtrise qui le démontre. Et de plus il le fait d’une façon qui échappe au plus grand nombre, parce que pour limiter au mieux le périmètre de cette incomplétude indécidable la science et la technique ont foisonné et se sont complexifiées à tel point qu’elles sont devenues des affaires de spécialistes incompréhensibles au plus grand nombre et de plus en plus strictement cloisonnées entre elles, ce qui rend de plus en plus difficile toute intercompréhension entre spécialités.

La seconde moitié du siècle passé s’ouvre donc sur un chiasme. D’un côté une science et des techniques supposées nous délivrer une maîtrise achevée du monde et qui démontrent qu’elles n’y parviendront jamais, que cette maitrise est définitivement incomplète et indécidable. Que ce n’est donc pas réellement une maîtrise. De l’autre le plus grand nombre qui est incapable de le comprendre et qui attend toujours d’elles qu’elles achèvent son rêve de maîtrise et qu’elles satisfassent enfin ses désirs. Pour autant la réalité doit continuer à fonctionner et le monde rester vivable. De maîtrise à strictement parler il ne peut plus être réellement question. Le réel fait écart irrémédiablement, nous restant inconnaissable, inaccessible. Le monde, la réalité qui le dit, le construit et l’organise, n’en est à jamais qu’une approximation incomplète. Approximation dans quelle mesure, nous ne le savons jamais puisque le réel fait écart à notre compréhension, à toute mesure que nous tentons de lui appliquer. Incomplétude nous en sommes désormais assurés, mais nous ne savons pas non plus exactement en quoi, toujours du fait de l’impossibilité que nous avons d’accéder au réel. Au fond nous aurions dû le savoir depuis longtemps. La perception propre à l’espèce que nous avons de notre milieu est limitée, en étendue, en amplitude et en nuance. Nous ne pouvons de ce fait avoir qu’un point de vue spécifique partiel de ce que nous percevons, tant en quantité qu’en qualité. Ce qui est loin d’être suffisant pour fonder une prétention à le connaître réellement et à le comprendre, pour ensuite le maîtriser. Pourtant direz-vous la science et les techniques donnent nombre de résultats exploitables qui nous permettent d’exercer des pouvoirs dans et sur le monde. Ce qui est exact, mais cet exercice, par principe, par construction, n’est efficient que dans le cadre limité de ce point de vue. Il est congruent à ce dernier et ne fait que tirer le plus grand nombre de conclusions possibles des a priori perceptifs qui le structurent. Les progrès indiscutables de la science et des techniques, et donc de l’exercice des pouvoirs à quoi elles donnent accès, sont les développements de ces conclusions. Simplement nous n’avons pas voulu l’admettre, parce que notre rêve de maîtrise était trop profondément constitutif de notre espèce et que la soudaine explosion de ces progrès à l’époque moderne nous a conforté dans le désir de le voir réalisé en nous faisant croire qu’il était enfin à portée de main. Nous exerçons certes des pouvoirs dans et sur le monde. Mais dans le cadre strict de nos a priori perceptifs et en nombre limité. Et surtout sans que jamais ils fassent un monde complet et déterminé. Ce qui n’est pas une maîtrise, mais un ensemble d’usages. Nous ne serons jamais les maîtres du monde parce que nous ne pouvons en être que les usagers. Il reste donc à tenter d’éclaircir en quoi consiste un usage du monde.

En première approche, un usage du monde permet d’exercer un pouvoir déterminé dans ou sur lui. Sur son organisation ou ses contenus, animés ou inanimés. Pouvoir matériel, intellectuel ou symbolique. Pouvoir toujours limité en étendue et en intensité et dont l’exercice effectif dépend de l’organisation spécifique de certains mécanismes dans un dispositif donné qui fonctionne de façon procédurale déterminée. Tout exercice de pouvoir est dans son principe la fixation dans une forme destinée à durer le plus longtemps possible d’un rapport de forces déséquilibré et contingent entre deux entités dont une au moins, celle qui exerce le pouvoir, est animale, le plus souvent humaine. Tout usage spécifique du monde est donc la mise en œuvre de l’exercice d’un pouvoir déterminé, avec à première vue d’un côté celui qui l’exerce et de l’autre celui ou cela qui le subit. Soit deux sujets de cet exercice, le premier qui agit le pouvoir comme sujet réaliste, le second qui le subit comme sujet d’une souveraineté, qu’on assimile ou qui se déclare lui-même objet de ce pouvoir. Simple traduction du rapport de force entre les deux, l’usage ne serait finalement que sa manifestation pratique circonstanciée. Vision binaire et abusivement unilatérale de l’exercice des pouvoirs qui globalement arrange les deux parties qui y sont prises et reliées, c’est-à-dire in fine nous tous parce que nous y prenons tous part, à des degrés divers, et des deux côtés. Du côté de qui l’agit parce qu’elle en assure une certaine pérennité du fait de la formalisation de cet exercice dans un dispositif déterminé, mais aussi une certaine justification. Du côté de qui la subit, lorsqu’il s’agit d’un individu, parce qu’il peut y puiser les raisons de modifier cette formalisation pour se la rendre plus bénéfique du fait qu’elle présente une figure identifiable dans le dispositif à laquelle il est possible de s’opposer. Mais c’est oublier que l’usage est déterminé, formalisé dans un dispositif et dans la façon de le mettre en œuvre , un mode d’emploi, s’il entend être efficace, c’est-à-dire permettre l’exercice effectif d’un pouvoir et l’obtention des effets qu’on en attend. Ce mode d’emploi, qu’on oublie le plus souvent parce qu’il a l’évidence que donne la répétition de l’habitude, fait que l’usage, aussi bien d’ailleurs que l’exercice de pouvoir à quoi il donne lieu, n’est pas simplement une relation duale, voire duelle en cas de contestation de son bien-fondé, mais fait intervenir le troisième terme de sa formalisation en dispositif et de qui ou de ce qui en décide. En tout usage, et donc aussi en tout exercice de pouvoir qui s’y effectue, il y a donc incontournablement trois termes. L’usager qui fait usage, l’usé dont il est fait usage et le dispositif par lequel passe l’usage. Le tout n’étant jamais en mesure de définir une maîtrise mais seulement un usage, soit la production d’un ensemble plus ou moins important, mais d’emblée limité, d’effets déterminés à partir d’un ensemble d’actions déterminées associées à un dispositif spécifique et à son mode d’emploi. Il reste à explorer comment sont reliés et fonctionnent ces trois termes au regard les uns des autres.


« L’usage est une fonctionnalisation
de l’exercice d’un pouvoir qui se formalise
dans un dispositif. »


Bien entendu l’usage, pour s’instituer et pour fonctionner effectivement, a besoin de ces trois termes et de leur conjonction. A ce titre aucun ne peut prétendre être plus important ou plus fondamental que les deux autres. Mais la forme spécifique qu’il prend, qui se manifeste dans le dispositif qui l’opère selon un ensemble de procédures déterminées, dans son mode d’emploi, constitue bien le nœud autour de quoi il s’articule pratiquement. Parce qu’il donne une forme spécifique à l’exercice d’un pouvoir, et que celle-ci ne relève pas de la compréhension que réclame une réelle maîtrise, qui serait appropriation intégrale du maîtrisé par le maîtrisant, mais de la mise en œuvre de mécanismes définis selon un mode d’emploi qui produit le plus régulièrement possible des résultats déterminés pour une application correcte de celui-ci. L’usage n’a pas besoin d’une quelconque compréhension de qui ou quoi en est l’objet par l’usager, pas plus d’ailleurs que du dispositif qui le rend possible, mais seulement de l’utilisation correcte des moyens qui le rendent effectif. Il lui suffit de fonctionner. Le dispositif, entendu désormais comme l’ensemble des mécanismes qui traduisent matériellement et intellectuellement l’exercice du pouvoir auquel il se rapporte et comme l’ensemble des procédures qui en assurent le fonctionnement correct, est fondamentalement ce qui formalise l’usage. De ce fait non seulement il s’impose à ce ou ceux dont il use – ce qui se donne pour une évidence – mais tout autant à l’usager qui par son intermédiaire exerce un pouvoir. Parce que si ce dernier ne se plie pas à son fonctionnement il ne peut pas exercer ce pouvoir, ou ne le peut que très partiellement et aléatoirement. Le dispositif, pour donner effectivement accès à l’usage qu’il formalise, a donc d’abord pour fonction de conformer l’usager. En plus de l’exercice d’un pouvoir à quoi il donne accès, il exerce un pouvoir de conformation de l’usager, qui doit se plier à son fonctionnement pour bénéficier de cet accès. Et il conforme tout autant ce qui est objet de l’usage par l’acceptation a priori des effets d’usage qu’il produit, ce qui assure son efficacité. Parce qu’il faut bien que d’une façon ou d’une autre, explicite ou implicite, plus ou moins complètement acceptée et assumée, ce qui est visé par l’usage se plie au fonctionnement global du dispositif pour que celui-là ait effectivement lieu. Le dispositif, mécanismes et procédures associés, structure l’usage et ses conditions d’effectuation de façon générique et strictement fonctionnelle, c’est-à-dire indépendamment des individus spécifiques qu’il relie, bien qu’il ne le fasse pas indépendamment des positions qu’ils occupent dans le groupe qui reconnaît globalement cet usage comme pertinent. L’usage est une fonctionnalisation de l’exercice d’un pouvoir qui se formalise dans un dispositif.

Le fait qu’il reste cependant lié non pas aux individus mais aux positions qu’ils sont susceptibles d’occuper au sein d’un groupe renvoie à l’organisation de l’exercice des pouvoirs dans ce groupe. Celle-ci, parce qu’elle a trait à cet exercice spécifique, n’est jamais égalitaire. L’exercice d’un pouvoir, quel qu’il soit, est toujours inégalitaire parce qu’il renvoie à la fixation d’un rapport de forces déséquilibré entre qui l’exerce et qui le subit. Que cette fixation soit par ailleurs arbitraire au regard de la contingence de ce déséquilibre et de sa variation selon les circonstances n’y change rien, mais peut néanmoins ouvrir à des modifications plus ou moins importantes de ce rapport sur lesquelles on reviendra. Inégalitaire, mais plus ou moins et en tout cas jamais uniquement unilatérale. Compte-tenu de nos capacités spécifiques, aucun représentant de l’espèce n’est capable de concentrer et d’opérer à lui seul tout l’exercice des pouvoirs au sein d’un groupe. Celui-ci, bien que par nature hiérarchisé, est nécessairement distribué, plus ou moins, ce qui implique aussi que son organisation globale ne va pas simplement du haut de la hiérarchie vers le bas, parce que toute distribution de cet exercice comporte une part de délégation, descendante qui relaie sa hiérarchisation, mais aussi ascendante du fait d’un inévitable retour des informations de contrôle vers la hiérarchie – parce que l’efficacité d’un exercice de pouvoir nécessite aussi, pour contrôler son efficacité et éventuellement l’adapter ou l’optimiser, un ensemble de retours d’information qui remonte la chaine hiérarchique, soit un exercice de pouvoir en retour sur cette hiérarchie du fait même de cette délégation. Chaque exercice de pouvoir se trouve ainsi lié à tous les autres, directement ou par rétroaction, au sein de leur organisation globale. Ce qui implique qu’il manifeste, dans sa fonctionnalisation dans un usage, l’organisation globale dans laquelle il est mis en œuvre. Chaque usage est donc lié à tous les autres et le dispositif dans lequel il se formalise conforme l’usager et celui dont il est usé à l’état fonctionnel circonstancié de cette organisation. Sa fonction de conformation ne renvoie donc pas seulement à sa formalisation propre mais bien à l’ensemble distribué des exercices de pouvoirs, et donc des usages, nécessairement différentiels puisque cette distribution n’est pas égalitaire, qui ont lieu dans le groupe. Ce à quoi conforme le dispositif n’est donc pas seulement la formalisation fonctionnelle de l’usage à quoi il se rapporte, mais l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs dans le groupe. Il fonctionne comme la manifestation réticulée de cette organisation là où il opère. Et c’est aussi pour cette raison, en plus de la stricte conformation à sa fonction d’exercice d’un pouvoir qu’opère le dispositif qui le formalise sur ses deux autres termes, que l’usage n’est jamais réductible à une simple consécution univoque et unilatérale de l’usager vers ce qui est usé. Parce que cette organisation globale, du fait de l’inévitable distribution de l’exercice des pouvoirs dans le groupe, est plus ou moins le fait de chacun selon la place qu’il occupe au sein de celle-ci, donc pour chaque usage de l’usager et de qui y est usé.


« Dans l’usage nul n’est complètement
usager et complètement usé. »


A chaque moment, l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs au sein du groupe est la résultante, métastable, de la fixation de l’ensemble des rapports de force entre ses membres. Métastable parce qu’on a vu que chacune de ces fixations est arbitraire, institutionnalisation de ce qui par principe est fluctuant, variable selon les circonstances. La figure que prend cette organisation et à quoi conforme l’usage via son dispositif, est à chaque fois la résultante d’une part de la compétition que chacun mène à sa place dans le groupe pour accéder à plus d’exercice de pouvoirs, en quantité et en étendue. Parce que si elle est le résultat global de la fixation des différents rapports de forces dans lesquels chacun se trouve pris et auxquels il se plie circonstanciellement, elle est aussi l’objet de cette compétition généralisée où chacun essaie, avec plus ou moins de moyens selon sa place dans la hiérarchie qu’elle manifeste et donc avec plus ou moins de succès, de la faire changer, plus ou moins radicalement, à son avantage. Chaque usage conforme bien chacun à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, mais chacun travaille en permanence à la modifier à son avantage. Celle-ci n’est jamais l’expression simple d’une pure domination, mais un équilibre, métastable, auquel chacun participe, bien qu’avec des moyens différents et donc plus ou moins propres à imposer son point de vue selon sa place dans la hiérarchie qu’elle lui attribue à un moment donné. L’usage conforme donc à cette organisation globale, mais chacun tente aussi, qu’il y soit usager ou qu’il soit usé de modifier cette conformation, et donc cet usage spécifique, à son avantage. De plus, pour chaque usage spécifique on a noté que l’exercice de pouvoir qui lui est associé requiert un double mouvement, descendant de cet exercice, ascendant de son contrôle. En plus de la compétition générale pour déterminer l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, pour chaque usage chacun des deux termes qu’il relie dispose aussi de moyens, la plupart du temps plutôt limités et là encore dépendant bien sûr de leurs places respectives dans cette organisation, d’influer sur son fonctionnement en se pliant plus ou moins complètement aux procédures et mécanismes du dispositif qui le formalise. Toujours pour tenter de le faire évoluer à son avantage. L’usager en ne se pliant pas strictement au mode d’emploi par lequel le dispositif lui assure l’usage, l’objet de l’usage en ne se pliant pas non plus à ce que ce dispositif requiert de lui, aussi bien dans les effets directs qui en sont attendus, que dans le retour de contrôle à quoi il donne lieu. Modification possible donc de l’usage spécifique par ses termes, qui influe, parce que lié comme on l’a vu à tous les autres usages, sur l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs. Les deux autres termes de l’usage sans quoi il n’existe effectivement pas, l’usager et qui ou ce qui y est soumis, agissent donc de façon plus ou moins marquée sur le contenu de l’usage qui les conforme, parce qu’ils agissent, globalement et localement, sur l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs au sein du groupe qui décide de l’ensemble des usages et du contenu de chacun. Où se dévoile donc finalement que dans l’usage nul n’est complètement usager et nul complètement usé. Chacun y est les deux à la fois, bien que dans des proportions différentes, quelquefois très différentes. Au passage on peut en dire autant des exercices de pouvoirs puisque tout usage est fonctionnalisation d’un de ces exercices : nul n’y exerce totalement et exclusivement un pouvoir et nul ne s’y trouve complètement soumis, même si cet exercice peut être significativement déséquilibré. On voit bien qu’on est là bien loin d’une maîtrise qui ne peut se dire telle que complète, c’est-à-dire aussi élucidant intégralement les mécanismes de ce qu’elle maîtrise pour en faire l’objet de son bon vouloir, quelque forme qu’il puisse prendre. Avoir des usages du monde et dans le monde n’est définitivement pas le maîtriser mais seulement obtenir de la part d’un ensemble plus ou moins étendu de ses constituants des effets déterminés et prévisibles suite à l’application formalisée de certaines actions spécifiques. Usages qui s’organisent homologiquement à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs dans le groupe de référence auquel on appartient, les fonctionnalisent par la mise en œuvre de dispositifs spécifiques. Organisation qui est par construction arbitraire. L’usage, dans son utilisation la plus directe et immédiate, est de l’ordre de la recette, plus ou moins efficace, pas de la compréhension ou de l’élucidation. Et plus globalement il est aussi usage des termes qui y sont engagés par l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, à quoi il conforme, celle-ci reflétant au moins en partie la façon dont chacun d’eux en use ou s’y laisse user et la résultante générale des efforts que chacun fait en fonction de ses moyens, donc de sa place dans l’organisation, pour en tirer le plus d’avantages possibles.


« Nos usages du monde deviennent
ainsi de plus en plus fortement
usage de nous-mêmes. »


Il faut alors revenir sur le fait que le rêve de maîtrise continue à hanter le plus grand nombre, en dépit de sa ruine par la science, simplement parce qu’il est incapable de comprendre quoi que ce soit de la raison de cette ruine – Heisenberg et Gödel lui restent définitivement étrangers. Et donc la manière dont fonctionnent les usages. D’autant moins que les développements de la science durant le siècle passé ont été nombreux et de plus en plus complexes, affaire de spécialistes de plus en plus confinés dans leurs domaines de compétence propres, même si celle-ci a démontré son inaptitude à fournir une maîtrise complète et achevée du monde. Il s’est agi et il s’agit toujours pour elle de pousser à leur extrême limite ses avancées pour réduire au strict minimum ce qui lui échappe, d’accroître son corpus en dépit de son inévitable incomplétude. Ce qui mécaniquement a donné lieu et continue à donner lieu à une croissance exponentielle de ses applications techniques, donc des usages du monde qui nous sont proposés et imposés tout à la fois. La technique d’une certaine façon, au-delà de seulement formaliser pratiquement les résultats de la science afin d’augmenter l’étendue de nos pouvoirs sur le monde, avec comme horizon encore commun au plus grand nombre une complétude déterministe désormais impossible, remplit de ses applications, de toutes ses applications possibles, quelles que soient leur visée et leur pertinence, le domaine ouvert et couvert à date par la science. On passe d’un régime simplement technique à un régime technologique qui a pour but d’actualiser systématiquement toutes les conséquences des résultats obtenus par la science et de mettre en œuvre tous les usages s’y rapportant. Bien entendu parce que la technologie sous toutes ses formes permet de fabriquer des produits – les dispositifs qui formalisent ces usages – qui ont une valeur marchande, l’économie régissant dans notre modernité une partie significative des fonctionnements mondains. Mais aussi, ce que nous avons souvent tendance à oublier parce que nous considérons justement que l’économie est le mode de lecture et d’interprétation majeur, voire exclusif, de tout ce qui survient dans le monde, de formaliser des usages de plus en plus nombreux. Qui conforment toujours plus chacun de nous à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs au sein du groupe et donc finalement nous y conforment toujours plus efficacement. Et qui par leur quantité en constante augmentation donnent l’impression que la science continue à s’acheminer vers sa complétude et que nous nous rapprochons sans cesse un peu plus d’une maîtrise effective intégrale du monde. D’une façon qui de l’extérieur peut sembler paradoxale, l’inachèvement et l‘indécidabilité ultime de l’approche scientifique du monde visant à sa maîtrise achevée augmentent exponentiellement nos usages du monde via l’explosion des technologies à quoi elle donne lieu, confortant la croyance persistante du plus grand nombre de se rapprocher de plus en plus de cette maîtrise tout en le livrant de plus en plus à l’emprise technologique associée à ces usages qui l’en éloigne encore plus. Parce que les dispositifs qui formalisent ces usages mettent en œuvre des mécanismes et des procédures technologiques de plus en plus complexes qui, bien qu’ils en garantissent l’usage effectif et efficace, les rendent de plus en plus incompréhensible aux non-spécialistes. L’économie y trouve le moyen de fonctionner efficacement, ces dispositifs étant souvent addictifs en ce qu’ils donnent une impression de maîtrise à qui en use et masquent qu’il ne permettent jamais que des usages, ce qui assure leur consommation élargie. La science elle-même y gagne en justification au moment même où elle se voit contrainte d’assumer ses limites indépassables, puisqu’elle les masque sous cette profusion d’usages qui passent pour maîtrise. Non sans tout de même s’y fragiliser aussi puisque cette justification, pour le plus grand nombre, ne se fonde plus sur la pertinence de sa démarche et de ses résultats, mais seulement sur la quantité et la facilité d’utilisation des dispositifs qui formalisent ces usages, sur le niveau de confort qu’on peut en attendre. Nous disposons donc, du fait de l’incomplétude et de l’indécidabilité définitives de la maîtrisabilité du monde par la science, de plus en plus d’usages de ce dernier, dont nous usons de plus en plus du fait du confort pratique qu’ils nous procurent, que nous comprenons et donc maîtrisons de moins en moins, et auxquels nous sommes de ce fait de plus en plus soumis. Même si nous continuons bien sûr à influer en retour sur l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs au sein du groupe, et donc sur celle de ces usages, localement et globalement, cette influence en retour devient inévitablement plus limitée, au moins en ce qui concerne leurs contenus, puisque nous les comprenons de moins en moins. Pratiquement nous nous trouvons de plus en plus soumis à un fonctionnalisme technologique qui formalise génériquement tous nos usages du monde et qui nous conforme globalement par le biais des dispositifs auxquels ils sont associés. Nos usages du monde deviennent ainsi de plus en plus fortement usages de nous-mêmes. Ce qui redouble l’impossibilité de la maîtrise du monde à laquelle nous continuons inutilement et indûment à rêver.

Ce qu’opère là la technologie n’est finalement que la remise au clair de notre position dans le monde, mais d’une façon qui échappe au plus grand nombre. Notre désir de maîtrise mondaine est inévitablement corrélé à notre supposé surplomb à son endroit. Il pose a priori que le monde nous est extérieur, pour pouvoir l’objectiver et le livrer sans frein à notre entreprise maîtrisante. Mais si nous percevons le monde comme notre environnement, ce qui s’étend autour de nous, il est de fait un milieu dans lequel nous sommes immergés et avec lequel nous interagissons. Et la technologie, en nous intégrant de plus en plus complètement à la fonctionnalisation du monde qu’elle opère au travers des usages qu’elle en produit, puisque ceux-ci sont usages du monde mais aussi comme on l’a vu des usages de chacun en tant qu’il en est l’usager ou qu’il est visé par cet usage, nous replace dans le monde. Même si nous n’en avons pas conscience parce que la multiplication de ces usages nous illusionne toujours plus sur la supposée possibilité de notre maîtrise. Même si elle le fait sous la forme fallacieuse d’une efficience fonctionnaliste dont la science a démontré qu’elle est inapte à rendre réellement compte du monde. L’organisation globale des usages a ainsi tendance à se refermer de plus en plus sur elle-même et sa seule reproduction, les usages travaillant de plus en plus à se reproduire fonctionnellement, localement et globalement. Nous continuons à croire qu’ils visent le monde puisque la grande majorité y voit toujours le chemin à suivre pour le maîtriser. Mais ils visent effectivement de plus en plus leur propre fonctionnement, qui est pour nous de plus en plus abscons, pire même dont nous nous désintéressons au profit de la facilité d’obtention de leurs effets et du confort qui leur est associé. A un terme pas si éloigné, si la technologisation du monde se poursuit – et pour l’heure rien n’indique le contraire, nous serons ainsi réduits à ne plus être que de simples éléments du fonctionnement du système global des usages du monde.


« Sans usages du monde
nous ne pouvons guère nous construire un monde
où notre existence soit possible. »


Alors que faire de ces usages et avec eux si, au moins pour certains d’entre nous, nous ne nous résignons pas à devenir les simples esclaves de leur fonctionnement auto-reproductif ? On peut toujours prendre l’option de les rejeter en bloc : plus d’usages, plus de soumission aux dispositifs qui les opèrent. Mais c’est là tomber dans l’illusion symétrique à celle qui continue à nous faire désirer la maîtrise du monde. D’abord parce que le plus grand nombre est loin d’être prêt à abandonner de but en blanc le confort journalier qu’ils nous apportent dans notre présence au monde. Ni même à le réduire significativement. Même si ce confort est de plus en plus souvent secrété culturellement par ces mêmes usages qui nous y conforment. Surtout parce que nous ne pouvons guère nous passer d’usages du monde parce que ce sont eux qui nous font un monde vivable. Sans usages du monde nous ne pouvons guère nous construire un monde où notre existence, compte-tenu de nos capacités spécifiques limitées, soit possible. Notre monde n’est guère au bout du compte que la somme des usages que nous pouvons en avoir. La seule marge de manœuvre que nous puissions envisager à leur égard est d’en user selon nos besoins. A la fois en quantité – n’avoir que des usages qui nous sont nécessaires – et dans la façon dont nous en usons – comme on l’a noté nous disposons toujours d’une latitude, certes plus ou moins importante selon l’usage, nous permettant de dévier un peu de son fonctionnement canonique, d’y déroger un peu, de le détourner un peu dans le meilleur des cas. Ce qui pose néanmoins la question épineuse de définir objectivement et globalement ce qu’il en est de nos besoins, de ce qui peut être dit nous être nécessaire. Il y a bien quelques conditions physico-chimiques de base qui nous sont radicalement nécessaires en tant qu’espèce. Mais les respecter, c’est-à-dire avoir les usages qui s’y rapportent, ne suffit pas à faire un monde vivable. Habitable peut-être, et encore de façon très transitoire. C’est là un point qui ne peut pas se trancher au niveau général de l’espèce. Parce que chaque individu porte en lui – tout au moins est-ce encore le cas pour l’instant – une part, certes réduite et plus ou moins importante pour chacun, de singularité. Qui implique des besoins singuliers, différents, qui débordent du cadre déterminé des besoins génériques de l’espèce. Il n’y a pas – pas encore en tout cas – de liste exhaustive de besoins applicable de façon identique à chacun de nous. Alors on ne peut guère définir le besoin qu’on a individuellement d’un usage que par la limite qu’on pose, singulièrement, à l’usage qu’il a de nous. Ce qui implique évidemment de s’en faire l’image la plus exacte. Tout ça n’est malheureusement pas une question de choix. La perception plus ou moins claire que chacun a des usages dans lesquels il est impliqué et de l’usage qui y est fait de lui est singulière, même si elle est globalement conformée par la culture commune qui les accompagne et travaille à les justifier. Elle nous échoit singulièrement et si elle peut trouver dans le monde des éléments pour l’étayer, c’est parce qu’il relève de sa singularité d’aller y regarder de plus près. Tout ce qu’il est là possible de faire, s’il nous échoit d’avoir de certains usages une perception singulière un peu plus éclairante de ce qui s’y opère que la grande majorité et la conformité culturelle à laquelle elle se plie, est de la porter à sa connaissance. Quant à savoir ce qu’elle en fera ensuite, on retombe alors sur la perception plus ou moins singulière, plus ou moins indépendante donc de la commune culture qui les valorise, que chacun en a.

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