Etat d’urgence

vendredi 22 octobre 2021 , par Bloom

NoMade - Hors Série n°1

On peut se demander pourquoi – au-delà de l’explication triviale et rabâchée par la volonté de l’état constitué de concentrer aux dépens des citoyens une part toujours plus étendue de l’exercice des pouvoirs alors même que tendanciellement il en exerce de moins en moins parce qu’il en est progressivement dépossédé par le fonctionnalisme technologique et ses nombreux dispositifs – l’état d’urgence, avec tout ce qu’il entraîne de contraintes supplémentaires sur nos existences et de contrôles qui y sont associés, est en passe de devenir le mode de gouvernance normal de nos sociétés, si démocratiques qu’elles se prétendent. On peut déjà noter en préalable que nombre de contrôles et contraintes supplémentaires nous sont déjà imposés par le fonctionnalisme technologique. De façon certes le plus souvent implicite et diffuse, sous une forme a priori désordonnée du fait des différents acteurs industriels produisant les dispositifs l’implémentant, de leurs politiques a priori concurrentielles mais qui in fine renvoient toutes à une même vision de la disparition de l’individu singulier et de son remplacement par un agent fonctionnel à la fois acteur et sujet des usages mis en place par leurs dispositifs, sans que quiconque parmi ceux qui en usent, et ils sont légion, dispose des moyens de juger de leurs effets sur nos existences et encore moins de s’y soustraire. Ces contraintes et contrôles dépassent de loin, en nombre et en étendue, ceux qu’on impute à la supposée malveillance étatique liée à l’utilisation de l’état d’urgence. Mais, peut-être pour les raisons précédentes, plus sûrement parce que les usages qui s’y rattachent fournissent à moindre coût visible – la capture et la manipulation des données individuelles auxquelles ils donnent lieu ne sont pas perçues, littéralement, comme telles – des satisfactions immédiates, même si elles se périment aussi rapidement, elles ne sont jamais pointées du doigt comme atteintes à notre supposée liberté à l’instar de l’état d’urgence. Pour en revenir à celui-ci, les gouvernements dits démocratiques en usent pour tenter de remédier aux conséquences désastreuses de notre inconséquence de masse au regard de problèmes globaux dont personne n’entend se sentir responsable et encore moins participer, à son niveau, à leur résolution. Pandémies diverses, terrorisme, aléas climatiques majeurs. Personne n’admet être responsable, ne serait-ce qu’un peu, de tels problèmes. Alors même que nous le sommes tous, un peu, parce que volens nolens nous participons au système qui les génère et en attendons des bénéfices personnels. Cette responsabilité est quelquefois très lointaine en termes de causalité, mais elle est toujours présente. Chacun reporte sur les gouvernements, parce qu’ils constituent la partie figurée du système d’exercice global des pouvoirs bien qu’ils en soient aussi la partie la moins effective, l’un allant de pair avec l’autre en régime d’optimisation fonctionnaliste, à la fois les responsabilités, les condamnations qui en découlent au vu de leurs effets désastreux, et la requête d’y remédier de la manière la plus immédiate et complète. L’instauration de l’état d’urgence est la simple conséquence, fonctionnelle, de ce déni de masse et du laisser-faire qui l’accompagne. Personne n’étant disposé à faire le moindre effort pour mettre individuellement en œuvre une partie, si limitée soit-elle, à proportion de sa responsabilité déniée, d’une possible solution, chacun attend des gouvernements qu’ils le fassent globalement. Tout en se plaignant amèrement des contraintes et contrôles qui en découlent inévitablement pour son existence, parce qu’il se considère victime de ces problèmes et en attend réparation sans aucun effet sur son confort. Et comme le dénoncent les mêmes, il est fort probable que l’état d’urgence s’inscrive de plus en plus dans la normalité gouvernementale, parce que ce type de problèmes va se multiplier à proportion de l’augmentation des moyens technologiques qui sont fournis au déploiement de masse de notre inconséquence. Et parce qu’il est toujours difficile de revenir sur l’exercice d’un pouvoir. Il n’y a bien entendu là rien qui puisse justifier en droit l’utilisation élargie de l’état d’urgence par des gouvernements a priori démocratiques. Mais simplement la conséquence prévisible de l’inconséquence de populations qui, après avoir laissé des problèmes majeurs se mettre en place, entendent en dégager leur responsabilité, requièrent de ceux-ci qu’ils les règlent au plus vite et sans accroc, et se plaignent en même temps de leurs supposés abus de pouvoir du fait des actions qu’ils mettent en place pour tenter d’y parvenir tout autant que d’atteintes inacceptables à leurs supposées libertés fondamentales qui ne sont que des atteintes à leurs confortables habitudes. Il ne faut pas s’étonner de l’usage qui est fait d’un pouvoir à partir du moment où, au lieu de faire l’effort de l’exercer, on le délègue parce qu’on n’a de préoccupation que pour les conditions d’exercice de sa paresse et de son inconséquence.

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