(In)visibilisation

vendredi 10 décembre 2021 , par Bloom

Une nouvelle expression est apparue dans le paysage politico-médiatico-moralisant contemporain, celle d’invisibilisation. Et se trouve de plus en plus largement employée. Jusque-là on usait couramment du terme d’invisibilité, mais le néologisme à la mode indique bien qu’il s’y joue autre chose que le simple fait de ne pas être visible. L’invisibilité en est le résultat, mais clairement imposé, subi.

Invisibilisation suppose qu’un groupe de personnes entreprend d’en rendre un autre invisible. Que le premier est donc en mesure d’exercer des pouvoirs permettant de rendre le second victime de cet exercice, avec pour effet de le rendre invisible, plus précisément de le priver de visibilité au regard du plus grand nombre. Ce qui suppose un certain nombre d’a priori, le plus souvent inexprimés, mais qu’il est intéressant de faire surgir pour y trouver peut-être certaines lignes de force qui structurent la manière que nous avons désormais d’envisager le monde et de tenter d’y vivre.

Premier présupposé : que l’invisibilisation est un exercice de pouvoirs visant à causer un dommage déterminé à la fois dans son effet et dans sa cible. Qui s’en institue victime, requiert qu’on la reconnaisse comme telle et exige réparation de ce dommage à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, le plus souvent incarnée par les institutions d’État, au moins dans ce que nous appelons démocraties occidentales. Tout exercice de pouvoirs, parce qu’il est la fixation, culturellement reconnue et assez souvent institutionnalisée, dans une population, de rapports de forces contingents qui s’y manifestent, comporte a priori un dommage pour qui en est l’objet. Mais ce n’est pas simplement que cela, approche simpliste de l’exercice des pouvoirs, adoptée par beaucoup pour se débarrasser de toute responsabilité à son égard. Bien sûr il comporte un déséquilibre fondamental entre qui l’exerce et qui le subit, qui résulte du déséquilibre du rapport de forces qu’il fixe dans la forme qu’il prend. Mais tout rapport de forces comporte une réaction de qui le subit, qui agit aussi sur qui l’exerce, ce qui implique que dans tout exercice de pouvoirs la partie qui le subit exerce aussi, si peu que ce soit, un pouvoir sur celle qui le lui impose, qui y est aussi formalisée. De plus aucun exercice de pouvoirs n’est isolé de tous les autres. Ils s’organisent et se distribuent, de façon certes inégale et toujours plus ou moins pyramidale, dans une organisation globale qui se répartit en plusieurs domaines spécifiques et recouvre toute la population concernée, organisation qui les fait s’enchaîner, s’entrecroiser, rétroagir, et qui aboutit au fait que, de façon plus ou moins répartie, chacun, bien que certains plus que d’autres, participe à l’exercice global des pouvoirs dans le groupe global concerné. Le terme d’invisibilisation gomme, masque cet effet global de champ dans lesquels les exercices de pouvoirs s’organisent, se concurrencent, se contrecarrent, qui aboutit au final à une organisation globale de l’exercice des pouvoirs fonctionnelle. Ou chacun, pour chaque pouvoir qu’il est amené à exercer, est à la fois objet et acteur, agent. Dans cet exercice même, parce que en tant qu’agent, s’il est bien celui qui le met en œuvre, il en est aussi l’objet puisque sa forme lui est imposée par cette organisation globale. Et plus globalement parce que cet exercice est pris dans un réseau d’exercices où d’une façon plus ou moins étendue il se retrouve lui-même objet d’un exercice de pouvoirs. Parce que la forme d’exercice des pouvoirs à quoi elle renvoie implicitement est univoque, de qui l’exerce à qui la subit, l’invisibilisation entend faire croire et reconnaître qu’elle est le fruit d’un abus de pouvoirs. Alors qu’il n’y a jamais d’abus de pouvoirs parce que tout exercice de pouvoirs se formalise strictement selon le rapport de forces qu’il fige. Il est possible que la partie qui en est l’objet désigné, parce qu’elle n’y exerce pas, directement ou indirectement par le biais d’autres exercices de pouvoirs, un contre-pouvoir suffisant à ses yeux trouve cet exercice insupportable. Et qu’elle vise à le modifier, ce qui se traduit par nombre de tensions qui traversent le champ de l’exercice global des pouvoirs, et par les modifications que celui-ci subit inévitablement. Mais à proprement parler il n’y a jamais d’abus de pouvoirs parce que l’exercice des pouvoirs est toujours structurellement a minima dual et duel, souvent pluriel, même s’il ne le manifeste quelquefois qu’assez peu en pratique.

Mais sans ce présumé abus de pouvoirs il est impossible de se poser en victime, ce que suppose l’expression d’invisibilisation. Il faut alors aller au combat pour changer le rapport de forces qui a produit l’exercice des pouvoirs dont on est insatisfait, ce qui suppose des efforts et des risques, toutes choses que chacun préfère éviter sauf à n’avoir absolument aucune autre solution que se battre ou se résigner. Et même à cette extrémité beaucoup, par paresse, pour conserver le peu de confort, matériel et intellectuel, dont ils disposent, préfèrent se résigner. Endosser le costume de victime est de loin beaucoup plus simple, parce qu’on se pose comme ayant subi une injustice et qu’on demande à un tiers, le plus souvent une institution étatique, de mener ce combat au nom de la moralité commune. Même si par ailleurs on accuse du dommage subi, celui par lequel on prétend s’instituer en victime, une institution étatique, quelquefois la même, voire l’Etat lui-même et les dispositions qu’on lui attribue, qualifiées alors de systémiques. L’invisibilisation présuppose donc, indûment, une forme univoque et unilatérale d’exercice des pouvoirs, qui victimise qui en est l’objet et justifie, au nom de l’injustice subie et de la moralité qui doit la sanctionner, réparation de la part des institutions qui régulent l’exercice global des pouvoirs dans la totalité du groupe. La victimisation à quoi elle donne lieu permet de se décharger de l’inéluctable déséquilibre de l’exercice global des pouvoirs, donc aussi bien de la part qu’on y prend peu ou prou, sur l’organisation même qui la met en œuvre, au nom d’une moralité sensée en régler une mise en œuvre juste, dénuée de tout dommage, donc de tout déséquilibre, qui n’est donc plus alors un exercice de pouvoirs. Elle redouble l’approche simpliste et abusivement simplificatrice d’un exercice des pouvoirs univoque et unilatéral par l’illusion de la possibilité d’un exercice des pouvoirs juste, c’est-à-dire in fine égalitaire puisque personne n’est naturellement disposé à exercer moins de pouvoirs qu’autrui et à en subir plus, soit l’illusion de la mise en œuvre de sa propre disparition par lui-même. Alors que l’exercice des pouvoirs, quelque forme qu’il prenne, n’a rien à faire avec une quelconque justice, si ce n’est la justice institutionnalisée qui est elle-même un exercice de pouvoirs, mais avec l’état relatif des rapports de forces qui y sont engagés et formalisés. Ce qui ne fait que renforcer l’évidence a priori inquestionnable de l’exercice global des pouvoirs et sa perpétuation, à bien y regarder sous des formes finalement très proches de celle dont on se déclare victime, puisqu’on lui demande de réparer les dommages qu’on lui impute et qu’on lui suppose donc la capacité d’atteindre réellement, pratiquement, sa forme idéale égalitaire dans laquelle il s’effacerait lui-même. L’invisibilisation déresponsabilise donc doublement, par le mécanisme de victimisation qu’elle met en place, ceux qui s’en prétendent la cible, d’une part en les exonérant de toute participation – complicité pourrait-on même dire – avec l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, d’autre part en fournissant une justification moralisante au fait qu’ils se déchargent de la remédiation des dommages qu’ils prétendent avoir subis sur cette même organisation, ce qui ne fait qu’augmenter leur dépendance à son égard. Double déresponsabilisation qui est une double dépossession, revendiquée, d’une part de la vision claire de l’organisation de l’exercice des pouvoirs, donc des possibilités de la modifier, d’autre part des moyens mêmes de mettre ces possibilités en œuvre pratiquement, puisqu’on attend de cette organisation qu’on condamne qu’elle le fasse en notre nom. Tactique systématique de toute victimisation, qui in fine ne cherche pas à combattre pour exercer un pouvoir à l’encontre des effets dommageables qu’elle prétend avoir subis d’un autre exercice de pouvoirs et plus largement de l’organisation globale de ces exercices qui aurait permis un tel abus, mais entend que ceux-ci se régulent eux-mêmes afin de lui garantir ses propres exercices de pouvoirs, qu’elle qualifie moralement de droits.

Voilà déjà tout ce que dit, implicitement, le terme d’invisibilisation en tant qu’il comporte une victimisation systématique. Mais il renvoie aussi à l’invisibilité et à la visibilité. Et il est sans doute aussi éclairant de décoder sur ce versant-là tout ce qu’il présuppose sans vouloir le dire. L’invisibilisation n’est prétexte à victimisation que parce qu’elle rend invisible. Ce qui implique que désormais l’invisibilité est globalement considérée comme négative, comme un dommage subi. Ne pas être visible c’est manquer de valeur, de cette valeur reconnue par la communauté et qui définit et conditionne notre position en son sein. Pire c’est en être privé, parce qu’en manquer simplement pourrait laisser supposer qu’il s’agit d’un défaut qui nous est propre, mais en être privé présuppose que cette valeur nous l’avons mais que la communauté, tout au moins une partie de celle-ci qui l’impose à son ensemble, refuse de la reconnaître. Le tout renvoie donc à la valorisation systématique que nous accordons désormais globalement à la visibilité. Notre valeur individuelle s’y trouve indexée à peu près directement sur notre visibilité sociale. C’est le fameux quart d’heure de célébrité accordé à chacun évoqué par Warhol. Mais à quoi renvoie cette valorisation quasiment exclusive de la visibilité, puisque dorénavant il faut bien admettre que l’audience prime sur toute forme de démonstration argumentée et raisonnable de la valeur et que c’est sur elle que se construit sa vérité. L’importance accordée à la visibilité est initialement liée à l’exercice global des pouvoirs, dans l’état où il se trouve concentré dans les mains d’une minorité et fortement hiérarchisé. Ces caractéristiques, qu’on peut qualifier génériquement de régaliennes, impliquent d’une part une figuration de cet exercice dans des personnes déterminées, qui effectivement en concentrent une large part, d’autre part un emploi assez étendu de la coercition physique pour compenser l’infériorité numérique importante entre le groupe de ces personnes – qui par ailleurs fait caste, c’est-à-dire qui par cet exercice entretient les conditions de sa propre reproduction minoritaire – et le plus grand nombre qui le subit largement. Cette figuration est déjà en soi une visibilité associée automatiquement à l’exercice global des pouvoirs. Mais l’emploi de la coercition implique de plus qu’elle se mette en scène, qu’elle se renforce donc, pour manifester explicitement ses capacités à l’exercer, sa force, afin de dissuader efficacement le plus grand nombre de s’attaquer à la caste à laquelle elle renvoie. Visibilité et exercice des pouvoirs ont été liées pendant très longtemps et la première bénéficie encore aujourd’hui du capital symbolique associé au second, même si celui-ci n’est plus organisé de manière régalienne, au moins en occident, même si des révolutions et des rois guillotinés sont passés par là. Les habitus symboliques ont une inertie qui leur permet de perdurer bien souvent au-delà même de leurs conditions matérielles de validité, parce qu’ils relèvent de l’habitude et que nous rechignons, par paresse, à en changer. Ce que nous valorisons aujourd’hui dans la visibilité sociale est un écho, encore assez prégnant, de la valorisation de l’exercice régalien des pouvoirs qui en usait pour se justifier en se faisant respecter. Ce que nous y mettons est encore un peu de l’éclat que le Prince mettait en scène, même si depuis nous l’avons supprimé, et qui est sensé retomber sur chacun de nous.

Et au fond ça convient très bien à l’exercice global des pouvoirs tel qu’il s’est transformé et tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Le coût de fonctionnement d’une organisation régalienne des pouvoirs et les risques de perturbations qui y sont associés deviennent rapidement excessifs à mesure que croissent les populations sur lesquelles elle s’applique. Et l’exercice des pouvoirs recherche toujours les fonctionnements les plus fluides et stabilisés, sans à-coups trop nombreux et trop brutaux, lui permettant de se reproduire avec la plus grande continuité et à moindre frais. Il s’est donc progressivement modifié, aux prix de quelques soubresauts, mais finalement pas si nombreux qu’on le dit et le croit, et relevant assez souvent de la pure mise en scène a posteriori, pour se distribuer dans les populations. Quoi de plus fonctionnellement efficace en effet que de faire participer ceux sur qui il s’applique à son propre fonctionnement, d’en faire des complices ? Une distribution qui n’est pas égalitaire, il s’agit toujours d’exercices de pouvoirs, par construction déséquilibrés, qui conduisent nécessairement à une hiérarchisation. Mais qui est plus répartie au sein des populations que dans l’organisation régalienne. Il y trouve d’abord l’avantage de la participation de tous. Chacun y exerce a minima certains pouvoirs, qui lui assurent certains bénéfices, symboliques et matériels, les deux étant presque toujours liés sans pour autant qu’il y ait équivalence systématique des uns aux autres. Ce qui a pour effet de rendre individuellement beaucoup plus coûteuse une potentielle rébellion contre une organisation distribuée de l’exercice global des pouvoirs puisque chacun y participe, ne serait-ce qu’un peu, et entend conserver ce peu dont il bénéficie – sauf si ce peu devient trop peu et le fonctionnement de ce type d’organisation distribuée de l’exercice global des pouvoirs prend garde a priori à ce que ça ne soit jamais le cas, ou tout au moins ne le soit que pour une très faible minorité qu’il peut culturellement marginaliser et matériellement réduire au silence. Ce qui garantit donc une forte stabilité et un fonctionnement fluide à cette organisation distribuée de l’exercice global des pouvoirs. La distribution relative de cet exercice rend par ailleurs objectivement inutile et impropre son incarnation. Inutile parce que la participation qu’elle met en place rend de moins en moins nécessaire la coercition physique du plus grand nombre, remplacée avantageusement par sa conformation culturelle, ainsi que son spectacle visible de tous. Impropre parce qu’effectivement plus personne, plus aucune caste clairement définissable par des critères communs objectifs, ne peut être identifiée comme assumant à elle seule la quasi-totalité de cet exercice, même si par ailleurs certains groupes en opèrent une part plus étendue que d’autres. L’exercice effectif global des pouvoirs s’invisibilise à mesure qu’il se distribue, parce qu’il n’a plus besoin de la visibilité régalienne théâtralisée pour fonctionner et parce qu’effectivement plus personne n’occupe réellement la place du Prince. De plus cette invisibilité présente l’énorme avantage de désorienter ceux qui tenteraient de le modifier trop brutalement, voire de s’opposer à lui. Comment attaquer une entité qui ne présente plus de figure déterminable, comment s’en prendre à un adversaire qui n’a plus de claire visibilité ? Il y trouve les conditions idéales de son fonctionnement optimal et de sa reproduction par le fait que ses modalités d’application se diffusent dans les populations, qui y participent à des degrés divers, et qu’il est devenu impossible de lui assigner une figure unique à laquelle on pourrait s’opposer. Bien entendu certains exercent toujours plus de pouvoirs que d’autres et ils sont identifiables, mais aucun individu, aucun groupe, ne détient à lui seul la majorité de cet exercice et ne l’incarne. Bien sûr des tensions traversent en permanence le champ de l’exercice global des pouvoirs et ses divers domaines, découlant de la concurrence de chacun avec tous pour s’approprier une part plus importante de cet exercice, amenant à des évolutions internes des domaines et du champ, d’autant plus que chacun y participe à son niveau et avec les moyens dont il dispose. Mais on peut considérer que globalement ce champ s’autorégule autour d’un fonctionnement moyen qui structurellement se reproduit, en particulier par le biais de la culture commune qui lui est associée comme moyen de conformation de masse produit par son fonctionnement, donc aussi bien par tous, bien que là aussi à des degrés divers en liaison avec la place de chacun dans l’organisation de l’exercice global des pouvoirs. Cet exercice se détache de ce fait de plus en plus d’une visibilité qui non seulement n’a plus pour lui de nécessité fonctionnelle mais de plus lui permet de se mettre en œuvre de façon plus efficace parce que moins repérable. Et portant la visibilité y conserve, paradoxalement semble-t-il, une valeur primordiale.

Le paradoxe, comme souvent, n’est qu’apparent. Il ne fait paradoxe que parce que le regard qu’on porte sur l’exercice global des pouvoirs reste partiel. Qu’il ne s’occupe encore que de son fonctionnalisme de base, l’épure pourrait-on dire de celui-ci, son principe premier. Mais cet exercice, comme système fonctionnel autorégulé, sait prendre en compte les conditions effectives d’application de ce principe. La première étant que même infigurable globalement, même distribué, son champ effectif de mise en œuvre reste inégalitaire et suscite inévitablement des frustrations et du ressentiment, individuels et communautaires, qui peuvent déclencher des réactions d’opposition plus ou moins violentes et destructrices à l’encontre de certains de ses dispositifs de mise en œuvre manifestant encore trop visiblement l’usage d’une part significativement plus importante de cet exercice par certains au regard d’autres. Ce qui n’est pas de nature à le bloquer, puisque ces dispositifs sont distribués, mais constitue une perturbation fonctionnelle qu’il est préférable d’éviter. Et le mieux pour y parvenir est encore de fournir un leurre approprié sur lequel puissent se décharger les inévitables frustrations et ressentiments qui en découlent. En l’occurrence de jouer sur l’habitus culturel qui associe historiquement visibilité et exercice des pouvoirs. Celui-là, on l’a vu, n’a pas disparu avec la forme régalienne de ce dernier. D’abord parce que la transition entre l’organisation régalienne de cet exercice global et son organisation distribuée telle qu’elle fonctionne aujourd’hui a été progressive. Même si nous avons guillotiné Louis XVI et symboliquement avec lui la première, la royauté n’a pas disparu d’un seul coup. Notre révolution dont nous sommes si fiers a été suivie d’un empire et la république a mis un peu plus d’un siècle à s’établir sous la forme où nous la pratiquons. Surtout, durant cette période, la distribution de l’exercice global des pouvoirs ne s’est faite que très progressivement. On est passé d’une caste dirigeante, le roi et sa noblesse, à une classe dirigeante, la classe politique, dont le recrutement se faisait très majoritairement dans la bourgeoisie aisée et encore dans la noblesse. Pour cette raison la visibilité est restée durant cette période encore, bien que de façon un peu plus répartie qu’avant, une des marques de l’exercice global des pouvoirs. Mais une marque qui devient de plus en plus symbolique au sens où elle renvoie de moins en moins à la nécessité d’user directement de la coercition pour assurer cet exercice. La coercition n’a bien sûr pas disparu, mais la conformation culturelle commence, avec l’essor de la presse, à prendre une part de plus en plus importante dans le fonctionnement et la gestion de cet exercice. Et ce qui en subsiste est le fait d’institutions étatiques qui en droit n’appartiennent à personne mais sont subordonnées aux décisions de la classe politique et aux alternances représentatives qui la traversent. La politique comme activité et les politiques comme agents de celle-ci récupèrent donc ce qui reste de la visibilité liée à l’organisation régalienne de l’exercice des pouvoirs sous forme de capital symbolique associé à leur exercice global des pouvoirs. Ce n’est plus guère une visibilité performative renvoyant à l’usage de la force, mais de plus en plus une visibilité ostentatoire manifestant le simple exercice global des pouvoirs. Mais la véritable distribution de cet exercice ne s’accomplit que lorsqu’il a les moyens d’effectivement se mettre en œuvre localement, voire individuellement, par le biais de dispositifs qui, en fournissant à chacun des usages du monde, d’une part lui assignent l’exercice de pouvoirs déterminés sur celui-ci, d’autre part le conforment culturellement à ce monde par cette assignation, enfin contrôlent l’efficacité de cette assignation et si nécessaire agissent en retour pour s’en assurer et l’optimiser. Qui permettent d’en faire un agent de son fonctionnement au travers de ces usages, à la fois acteur et objet de cet exercice global des pouvoirs, selon des modalités qui relèvent de l’organisation systémique de celui-ci et de la place que chacun occupe, en fonction de son efficacité fonctionnelle, dans celle-ci. Cette distribution, qui est la nôtre, doit alors s’organiser autour de moyens technologiques lui garantissant une efficacité fonctionnelle et de leur déclinaison de plus en plus globale et fine au niveau des individus par le biais de dispositifs spécifiques. Ce qui implique inévitablement que l’exercice effectif global des pouvoirs devient technologique, qu’il est passé du côté de la technologie et de ceux, entreprises et institutions étatiques, qui la développent et la mettent en œuvre. Même s’il se distribue fonctionnellement de plus en plus dans les populations via ses dispositifs, même si il est aussi distribué quant à la définition de son organisation globale entre ces entreprises et ces institutions étatiques qui ne poursuivent pas nécessairement les mêmes buts. Ce qui veut dire enfin que la politique se trouve désormais privée de la plus grande partie de cet exercice, à l’exception des tâches de basse police qu’on lui demande encore – peut-être plus pour très longtemps – de prendre en charge, au moyen d’institutions dont elle n’a que l’usage temporaire, lorsque la conformation technologico-culturelle ne suffit pas à assurer une fluidité correcte de son fonctionnement. Mais cette organisation technologique de l’exercice global des pouvoirs a tout intérêt, pour ajouter un niveau de plus à son invisibilité, à mettre en avant la visibilité qu’a acquise la classe politique suite à la suppression de l’exercice régalien des pouvoirs pour faire croire qu’elle est encore en charge de cet exercice, et à en user comme d’un leurre susceptible de polariser les mécontentements, frustrations et ressentiments que produit inévitablement son application, nécessairement inégalitaire. La politique et ceux qui continuent à la pratiquer conservent donc une visibilité qui continue à être associée symboliquement à l’exercice global des pouvoirs alors qu’ils en sont de plus en plus privés. Que celui-ci est désormais un champ technologiquement distribué et géré, où chacun est agent de sa mise en œuvre, à des degrés divers selon sa position dans le champ. Elle se trouve de fait incluse dans ce champ mais de plus en plus exclusivement comme moyen de canaliser et de fixer le ressentiment que génère inévitablement son fonctionnement, comme pharmakon, bouc émissaire. Moyen de son fonctionnement en ce qu’il vient redoubler son infigurabilité distributive par un simulacre de figuration. Par une opération somme toute inverse de celle d’invisibilisation qui a été à l’origine de ces questionnements, une opération de visibilisation qui relève d’une entreprise de simulation de l’exercice global des pouvoirs menée par celui-ci pour s’invisibiliser un peu plus. Simulation qui fonctionne du fait de l’inertie, culturellement entretenue, relative à l’habitus symbolique de visibilité régalienne et parce que la classe politique continue à tirer, ne serait-ce que partiellement, des bénéfices symboliques du rôle qu’elle y joue ainsi que certains bénéfices matériels, principalement financiers, qui y sont associés – les uns étant par ailleurs assez régulièrement liés aux autres.

La seconde condition effective d’application du principe premier de l’exercice global des pouvoirs tel qu’il fonctionne aujourd’hui est que chacun entend y exercer le plus de pouvoirs possible. Autant en régime régalien l’exercice des pouvoirs est statutairement approprié par la caste qui le met globalement en œuvre – c’est-à-dire en pratique très peu accessible à tous les autres – autant sa distribution, au-delà du fait qu’elle y fait participer chacun de façon différenciée mais le plus souvent en partie inconsciente, ouvre à tous la possibilité, au moins théorique, d’en accaparer une part plus importante, si possible la plus large. Parce qu’elle reste nécessairement inégalitaire, parce que le champ qu’elle institue est structurellement un espace de luttes, traversé de concurrences, de regroupements, d’actions et de rétroactions multiples, enchainées et intriquées, chacun participe de fait à l’exercice des pouvoirs, mais la part qu’il en exerce effectivement lui est assignée par l’organisation globale de cet exercice dont il n’est qu’un agent. D’où le ressentiment diffus qui l’accompagne. Comme on l’a vu la classe politique sert d’exutoire à ce ressentiment, au moins en partie. Mais là encore, dans sa recherche permanente d’optimisation de ses fonctionnements, l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs cherche à gérer au plus près des individus, c’est-à-dire de leur source, les potentiels problèmes pouvant les affecter. De là la distribution élargie du capital symbolique qui se rattache encore à la visibilité régalienne. En valorisant globalement la visibilité, en en démocratisant l’accès via une panoplie toujours plus importante de dispositifs technologiques accessibles à tous, l’exercice global des pouvoirs donne à chacun la possibilité de croire qu’il s’en approprie réellement une part, ou tout au moins qu’il a une réelle possibilité d’y parvenir puisqu’il peut accéder à la visibilité qui en est la marque symbolique via ces dispositifs. Ce qui explique le succès immédiat et généralisé de ces derniers sous leur forme numérique, directement accessible et immédiatement partageable, qui garantit ainsi une visibilité potentiellement globale et instantanée à ceux qui en usent et leur donne le sentiment qu’ils possèdent personnellement une part de l’exercice global des pouvoirs. On pourrait considérer qu’il y aurait finalement là comme la sanction visible de la distribution effectivement plus élargie de cet exercice. La visibilité régalienne se répartirait en une myriade de visibilités personnelles correspondant à cette distribution. On y retrouverait d’ailleurs l’agonistique propre au champ de l’exercice global des pouvoirs transposée à l’accessibilité à la visibilité et corrélée à celle-ci. Mais si c’est au fond ce que professe et entend faire croire la culture commune, il n’y a encore là qu’une fable qui renvoie à une simulation équivalente à celle mise en place par l’exercice global des pouvoirs avec la classe politique. Si la visibilité désormais accessible à chacun renvoie bien à une organisation distribuée de cet exercice, elle n’en constitue pas la transposition parce qu’elle suppose encore l’illusion que cet exercice se manifeste sous une forme visible alors même que son fonctionnement optimisé passe par son invisibilisation. De fait, la part de l’exercice global des pouvoirs qui est assignée à chacun comme agent ne fonctionne que parce qu’elle est inaperçue, insue, au moins en très grande partie, et la visibilité à laquelle chacun peut prétendre n’est qu’une illusion relative à cette part d’exercice, qui fait croire à son appropriation et participe à l’invisibilisation de ses mécanismes effectifs, voire à celle de sa figure effective en la masquant par sa mise en scène. La visibilité potentielle de tout un chacun, celle qui est l’enjeu de l’usage compulsif que le plus grand nombre a des dispositifs numériques qui sont mis à sa disposition par l’exercice global des pouvoirs afin de l’y faire participer, est un leurre dont il use pour s’assurer au mieux de son fonctionnement en déplaçant globalement le lieu de sa mise en œuvre des dispositifs, spécifiquement numériques, qu’il utilise aux individus qui en usent. Simulation globale qui double sa mise en œuvre globale et l’invisibilise un peu plus, lui garantissant par là sa plus haute efficacité fonctionnelle. Pour le coup cette visibilité ne rapporte, à de très rares exceptions près parce qu’elle n’est que très faiblement marchandée et que la marchandisation est son seul moyen de se monétiser, que des bénéfices symboliques. Bénéfices par ailleurs très transitoires puisqu’ils sont l’objet d’une compétition effrénée et ouverte au plus grand nombre qui conduit inévitablement à leur obsolescence accélérée. Qui permet là encore de déplacer la cause du ressentiment produit par l’organisation inégalitaire de l’exercice global des pouvoirs vers cette compétition, dont les bénéfices ne cessent d’être remis en jeu pour obtenir non seulement une part de visibilité mais la part la plus importante possible.

Mais ce leurre n’est pas simplement passif, servant à garantir un peu plus d’invisibilité à l’exercice global des pouvoirs pour augmenter son efficacité fonctionnelle. La simulation de visibilité que ce exercice met en œuvre n’est pas qu’un voile qui est jeté sur ses mécanismes effectifs et sur les dispositifs qu’il utilise. Cette visibilité joue en sus un rôle direct dans son fonctionnalisme. Parce que la visibilité que valorise largement la culture associée à l’exercice global des pouvoirs, celle qui motive la quantité sans cesse croissante de plaintes en invisibilisation parce que le plus grand nombre la considère de plus en plus comme effectivement trop labile, trop transitoire, trop concurrentielle, alors que chacun est persuadé d’avoir le droit de se l’approprier comme métaphore pertinente de l’exercice des pouvoirs sur lequel il ambitionne le même droit, est là aussi, comme pour la classe politique, mais d’une autre façon, une visibilisation de chacun. Pas seulement une visibilité mais une injonction à se rendre visible qui se camoufle sous les atours d’une valorisation symbolique. Au-delà de la simulation qu’elle opère sur ce qu’il en est de l’exercice global des pouvoirs, qu’elle rend un peu plus invisible, donc efficace, elle requiert, sous couvert de reconnaissance symbolique et donc, homologiquement, de reconnaissance d’une prétendue appropriation d’une part de cet exercice, de se rendre visible via les dispositifs que celui-ci opère, donc de se rendre visible à ses fonctionnements. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il s’agit d’une visibilisation et qu’elle s’opère, assez ironiquement mais d’une manière culturellement conformée, en partie via des demandes, plus ou moins factuellement fondées, de remédiation d’invisibilisation de la part de ceux-là mêmes qui y sont soumis. Parce qu’elle est mise en œuvre au moyen des dispositifs de distribution de l’exercice global des pouvoirs, via leurs usages dont nous sommes les agents, elle permet à cet exercice de collecter à grande échelle, sur chacun de nous, une quantité énorme de données personnelles, qui tracent les moindres détails de tous ordres de nos existences – santé, opinions politiques et philosophiques, engagements divers selon leur niveau, habitudes de divertissement, pratiques sexuelles – qui lui donnent le moyen d’ajuster au mieux et de corriger au plus vite – bientôt même à l’avance à partir du traitement de ces données à grande échelle et de façon prédictive – le comportement de chacun afin de l’adapter quasiment en temps réel à son fonctionnement global optimal. Cette visibilisation, voilée par la valorisation symbolique d’une visibilité tous azimuts, est un formidable moyen d’homéostasie en boucle fermée qui renforce le fonctionnalisme généralisé de l’exercice global des pouvoirs. Non seulement il y trouve les informations lui permettant d’y parvenir au mieux, mais en plus nous les lui livrons sans même nous rendre compte ni que nous le faisons, ni que nous sommes conformés à le faire par la valorisation culturelle d’une visibilité globale et permanente. Tout ça a un air assez marqué de servitude volontaire, en tout cas c’est probablement ce qu’en aurait encore dit La Boétie. Une simulation à laquelle nous participons tous plus ou moins, qui nous fait quasiment tous rêver, par laquelle nous nous retrouvons tous agents d’un exercice des pouvoirs devenu inassignable, et qui lui permet en plus d’améliorer son efficacité avec notre plein concours. Le tout technologiquement géré à peu de choses près en temps réel, globalement au niveau des populations et de plus en plus localement au niveau des individus. La victimisation liée à l’invisibilisation et à sa demande de réparation par les institutions, qui ne sont à tout prendre qu’une catégorie de dispositifs de mise en œuvre de l’exercice global des pouvoirs, nous dessaisissait déjà de toute possibilité d’un acte d’affirmation singulier face à son organisation. La visibilité à quoi elle se rapporte et qu’il valorise symboliquement est un pas de plus dans ce dessaisissement, qui met ses fonctionnements effectifs encore plus hors d’atteinte, qui l’invisibilise un peu plus, et qui participe à l’optimisation de ceux-ci par la publication sans limite, avec notre aval, de nos existences jusque dans ce qu’elle présentent de plus singulier, et par la conformation en retour qu’elle en permet. La fabrication, plus ou moins artificielle, de l’invisibilisation et de sa demande moralisante de réparation conduit tout droit à une visibilisation généralisée optimisant le fonctionnement global de l’exercice des pouvoirs. Que nous reste-t-il donc à espérer ?

Mais l’espoir n’est une fois de plus qu’une illusion, un moyen de détourner de ce qui peut éventuellement être fait ici et maintenant, si tant est qu’il y ait encore quelque chose à faire. Ce qu’il faut surtout déjà ne pas faire, c’est figurer à nouveau l’exercice global des pouvoirs sous les espèces de telle ou telle volonté de domination, consciemment planifiée et mise en œuvre par un groupe, une caste, une classe ou une communauté déterminées. Parce que ça n’est que rejouer la fable de la classe politique en changeant de bouc-émissaire. L’exercice global des pouvoirs s’arrange on ne peut mieux du complotisme qui le rend un peu plus invisible, quitte d’ailleurs à le fomenter, puisqu’il y trouve le moyen de mettre en scène une simulation illusionnante de son fonctionnement en se figurant dans des simulacres. Rien ne lui convient mieux que ce jeu de furet dans lequel celui-ci ne cesse de tourner et d’être remis en jeu parce que les figures sur lesquelles il s’arrête successivement finissent toujours par exhiber leur caractère factice au regard de sa réalité. Il y trouve d’ailleurs un bon moyen de pallier la décrédibilisation progressive de la classe politique dans ce rôle – même les simulacres les plus compréhensifs finissent par s’user. C’est régresser dans son analyse que de réaffubler l’exercice distribué des pouvoirs, qui tire son efficacité de son invisibilité, du costume mité de l’exercice régalien de ces mêmes pouvoirs, croyant l’avoir remis à neuf en remplaçant le roi par un quelconque complot visant à s’accaparer l’intégralité de cet exercice pour dominer le monde sans partage. Pire, c’est participer activement à son optimisation. Mais il est plus difficile d’admettre qu’on participe effectivement à la formalisation de l’organisation globale de l’exercice global des pouvoirs à laquelle on est aussi soumis. Parce qu’il devient bien plus difficile de s’en plaindre, de s’en poser comme victime et de lui réclamer réparation au nom de la commune moralité. On l’a déjà indiqué, cette organisation se structure comme un champ de rapports de forces dynamiques, organisé autour des dispositifs qui y sont mis implantés et mis en œuvre pour distribuer les différents exercices de pouvoirs et les formaliser en usages du monde déterminés selon les positions que chacun y occupe. Mais le terme de champ est sans doute trop simplificateur, parce qu’il renvoie à une distribution a priori bidimensionnelle et en même temps à une forme d’homogénéité. Le champ global de l’exercice des pouvoirs dont on essaie de décrire le fonctionnement comporte de multiples feuillets, organisés en sous-champs homogènes autour d’un ensemble d’activités de même type fonctionnel, qui ont des relations d’influence les uns sur les autres. Et chacun de nous a une position qui est plus ou moins rattachée à chacun de ces sous-champs, mais pas nécessairement à tous, via les dispositifs qui y opèrent et les usages du monde qu’ils fournissent. Certains de ces sous-champs ont une influence globale plus importante sur les autres que d’autres, en fonction du type de dispositifs qui y sont implantés et de l’ampleur des effets de pouvoirs qu’ils rendent possibles. Toutes les positions, dans chacun des sous-champs, ne sont pas équivalentes, ne donnent pas accès aux mêmes dispositifs ni aux mêmes usages du monde, ni donc au même niveau d’exercice des pouvoirs. Et chacun, à chaque position qu’il occupe dans chaque sous-champ entend augmenter autant que faire se peut l’étendue de son exercice des pouvoirs, c’est-à-dire se rapprocher au mieux des positions dominantes de chacun des sous-champs auquel il participe et en particulier des sous-champs qui offrent les usages du monde les plus étendus. Personne n’y exerce aucun pouvoir, parce que tout le monde dispose au moins d’un usage du monde, si réduit soit-il. Personne non plus n’y exerce tous les pouvoirs, parce que cette possibilité, même si elle en fait rêver beaucoup, excède les capacités d’un individu. Mais la distribution de ces usages n’est pas égalitaire, parce qu’il s’agit d’exercices de pouvoirs et donc fondamentalement de déséquilibres au sein de rapports de forces. Déséquilibres qui sont fixés et institués dans les dispositifs qui parsèment les sous-champs. Mais qui sont aussi soumis aux entreprises de chacun pour en user de façon plus étendue, soit dans leur forme actuelle, soit en la modifiant pour faciliter l’accès à cet usage étendu. Le champ global de l’exercice des pouvoirs est donc multidimensionnel et multipolaire, dynamique parce qu’ayant une organisation globale déterminée à chaque moment, mais soumise à des tensions internes susceptibles de la modifier, au moins localement. Organisation qui se donne donc comme le résultat, la résultante temporaire des exercices de pouvoirs effectifs à chaque position de chaque sous-champ. Comme on l’a déjà relevé, toutes les positions à un moment donné ou sur une période donnée, ne sont pas équivalentes. Certaines permettent d’exercer plus de pouvoirs que d’autres. Mais même celles qui exercent le plus de pouvoirs sont elles-mêmes soumises à certains exercices de pouvoirs, soit du fait d’autres dont elles dépendent pour les exercer, soit du seul fait de la formalisation de ces exercices dans des dispositifs qui n’ont d’effets de pouvoir que parce qu’on s’y conforme strictement aux usages du monde auxquels ils donnent lieu. L’exercice global des pouvoirs n’est jamais le fait d’une volonté de domination d’une quelconque partie des populations auxquelles il s’applique. Mais bien l’effet de la volonté de domination de chacun recalibrée à l’aune de la position qu’il occupe dans le champ global de l’exercice des pouvoirs. Tout le monde n’y exerce donc pas la même influence, mais chacun y exerce une influence qu’il cherche à accroître, et si certains en exercent plus c’est parce qu’ils sont mieux conformés au maintien homéostatique du fonctionnement global du champ, qui les en récompense en mettant plus d’usages du monde à leur disposition. Et ce champ est devenu trop complexe pour pouvoir être géré par un seul ou par une minorité en vue d’en tirer seuls les bénéfices, matériels et symboliques. Ce qui explique qu’il se soit technologisé, parce que seule la technique peut fonctionnaliser cette complexité multiparamétrique. Ce qui explique aussi qu’en se technologisant il se soit autonomisé au regard des populations, la distribution de l’exercice des pouvoirs en leur sein et son invisibilisation n’étant que les moyens principaux de cette autonomisation. Le fonctionnalisme qui est la logique propre à l’organisation de l’exercice global des pouvoirs vise avant tout à l’homéostasie et à la reproduction et toute figuration, hors celles qu’il simule et dont il use pour fonctionner, ne peut qu’y faire obstacle. Il faut bien nous y résoudre, non seulement notre servitude est volontaire mais nous la mettons en place et la faisons fonctionner, chacun à notre position. Bien entendu nous ne décidons pas consciemment d’occuper cette position plutôt qu’une autre, elle nous est assignée. Mais nous le faisons indirectement et sans nous en rendre compte par notre insertion comme agent, à cette position et selon l’attitude que nous y avons au regard des usages du monde à quoi elle nous donne accès, dans l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs.

Alors pourquoi ? Pourquoi nous être laissés prendre et de plus en plus asservir à cette organisation à la fois globale et locale de l’ensemble des exercices de pouvoirs, avec pour destin de moins en moins évitable d’y être de plus en plus asservis ? Parce que si rien n’est fait notre dépendance à son endroit et notre visibilisation à ses dispositifs ne vont cesser de croître, nous éloignant de plus en plus de la moindre possibilité de conserver une marge d’existence singulière au regard de ses fonctionnements réguliers, nous assignant à des usages de plus en plus nombreux, multiples, personnalisés pour nous réduire à ne plus être que ses agents. Pourquoi ? D’abord parce qu’en même temps que le nombre d’individus peuplant la planète est devenu trop important pour que l’exercice global qui s’y rapporte puisse être réglé par l’entremise des rapports interindividuels directs, la technique scientifique a multiplié et mondialisé les usages du monde que ces individus peuvent avoir. Les deux sont liés, parce que ce qu’on appelle le progrès technique a rendu globalement l’existence humaine plus facile, donc a permis l’accroissement global des populations. Et parce que cet accroissement constitue un saut à la fois d’uniformisation et de complexification du gouvernement de ces populations, nécessitant des moyens techniques spécifiques prenant le relais, à une autre échelle, du simple gouvernement humain. Il n’y a pas là bien sûr de rupture retentissante. L’exercice des pouvoirs a toujours nécessité de la technique pour s’appliquer, même si cette technique n’était pas toujours scientifique au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Les religions ont entre autres été des moyens techniques de cet exercice. Et il subsiste encore aujourd’hui, dans le fonctionnement de l’organisation globale de cet exercice de l’humain. Mais le saut qualitatif consiste en ce que plus aucun individu n’est désormais en mesure de le comprendre globalement et donc de le maîtriser. Le fonctionnement global de cet exercice nous échappe de plus en plus parce qu’il est devenu technologique et que si nous savons la plupart du temps user des dispositifs que la technologie nous propose, nous en avons de moins en moins une claire compréhension. Mais ce n’est pas tout. Parce que si on peut voir là la cause d’une certaine autonomisation de l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, inévitable et qui déjà nous en rend dépendants, elle n’explique pas à elle seule le niveau qu’a atteint cette dépendance, qui ne cesse d’augmenter. Alors il y a bien sûr la simulation mise en place par le champ global de l’exercice des pouvoirs, qui d’une part l’invisibilise pour faire de nous, via les usages du monde qu’il institue, ses agents le plus souvent inconscients, lui laissant ainsi toute latitude pour renforcer l’étendue et l’emprise de sa mise en œuvre, d’autre part récompense symboliquement notre participation par l’octroi d’une visibilité sociale à la hauteur de celle-ci. Tout ceci nous pousse à une utilisation de plus en plus addictive de ces usages et à réclamer l’accroissement de leur nombre, pour avoir plus d’occasions de visibilité et d’obtention des bénéfices symboliques associés, a minima celui de croire et de faire croire à une certaine appropriation de la maîtrise du monde alors qu’on n’en a qu’un usage.

Néanmoins tout ça nécessite aussi un laisser-faire de la part des populations qui sont insérées dans ce champ global de l’exercice des pouvoirs. Non pas quant à l’institution de ce champ, parce qu’on a noté qu’elle était inévitable compte-tenu de la taille atteinte par la population humaine. L’expérience montre qu’au-delà de deux cents personnes il est impossible d’avoir un minimum de rapports avec les autres individus d’un groupe, ne serait-ce qu’un simple rapport d’identification. Très vite les groupes humains ont donc besoin de techniques pour conserver une cohérence fonctionnelle, techniques qui mettent inévitablement en jeu les rapports de forces qui s’y affrontent et doivent les fixer a minima dans des exercices de pouvoirs déterminés pour assurer le fonctionnement du groupe. Ce n’est donc qu’une illusion de plus de croire qu’il soit possible d’exister dans un cadre qui protège de la guerre de tous contre tous hors de la mise en place, en commun, d’un champ global d’exercice des pouvoirs, dès lors que les populations humaines dépassent la limite de deux cents personnes rendant possible une interconnexion directe. Pas non plus quant à son inévitable technologisation, parce que compte-tenu de la taille atteinte par la population humaine, seul des moyens technologiques peuvent assurer la gestion de la complexité et de la multiplicité des interactions qui y sont opérées à chaque instant. Aucun individu ou groupe d’individus n’en a la capacité. Ce qui implique aussi que la logique du champ est inévitablement fonctionnaliste et qu’elle vise donc tendanciellement à sa reproduction homéostatique. Ces contraintes-là et les risques qu’elles impliquent, dans ce qu’ils ont de générique, pour l’affirmation de la part de singularité dont chacun de nous est potentiellement doté, si ténue soit-elle, nous n’y pouvons pas grand-chose si nous cherchons à vivre ensemble de façon à peu près apaisée et à éviter l’extinction de l’espèce. Mais tout cela laisse du jeu quant à l’organisation effective du champ global et de chacun de ses sous-champs, ça ne les détermine pas de façon absolument nécessaire et univoque. En particulier quant à l’étendue et à l’emprise qu’on lui laisse prendre dans et sur chacune de nos existences au travers des dispositifs qu’elle met en œuvre et des usages qu’à la fois elle propose et impose puisque nous n’en sommes jamais que les agents. Des agents qui sont certes, du fait même du fonctionnement du champ, globalement aveugles au fait qu’ils le sont, mais qui ne le sont jamais non plus tous et totalement. Nous ne sommes pas tous radicalement inconscients des modes effectifs de fonctionnement et des effets du champ global de l’exercice des pouvoirs, même si tout le monde ne l’est pas au même degré. Et personne ne l’est non plus tout à fait. La simulation est efficace, de plus en plus fonctionnelle, mais par elle-même elle n’est pas complète, elle ne reboucle pas intégralement sur elle-même. Au final que lui demandons-nous, qui nous la rend incontournable ? Des usages de notre milieu qui nous mettent à l’abri de la majeure partie des risques qu’il peut présenter pour nos existences et qui nous donnent le sentiment de le maîtriser à peu près complètement. Et éventuellement les moyens d’éviter de nous autodétruire comme espèce. Ce qu’on peut résumer comme un certain confort d’existence.

Finalement tout se joue dans le degré de confort que nous estimons non seulement nécessaire mais souhaitable. C’est lui qui fixe le niveau d’emprise effective, globale et locale, de l’organisation de l’exercice global des pouvoirs, parce que c’est par rapport à lui que nous nous prêtons plus ou moins aux usages du monde qu’elle met à notre disposition. La dernière illusion à éviter là est de croire qu’il s’agit d’un choix conscient que chacun aurait à faire. Nous ne faisons aucun choix, tout se décide pour nous sur la base des contraintes phylogénétiques, ontogénétiques et culturelles qui nous déterminent. Ce qu’il y a par contre, et c’est ce qui fait qu’a priori nous sommes tous au moins un peu singuliers, c’est que ces contraintes ne sont pas nécessairement accordées entre elles, en particulier celles qui découlent de notre hérédité parce qu’y intervient une part de hasard dans la recombinaison des patrimoines génétiques de nos géniteurs. Que si les contraintes propres à l’espèce sont incontournables elles ne s’expriment pas de la même façon pour tous du fait de leur mise en œuvre au cours de l’ontogénèse, qui est elle-même influencée par notre hérédité. Et que les contraintes culturelles dans lesquelles nous sommes plongés ont plus ou moins de prise sur nous en fonction de ce que sa propre ontogénèse aura fait de chacun. Si on rajoute à cela l’ensemble des stimuli-contraintes reçus de notre milieu, de notre conception à notre mort, en partie socialement déterminés et en partie aléatoires, il faut bien admettre que nous sommes complètement déterminés, mais que cette détermination n’est ni homogène, ni univoque, ni l’expression d’une volonté a priori – pas la nôtre, mais pas plus celle d’un des quelconques faisceaux de contraintes à quoi nous sommes soumis et qui nous font tels que nous sommes. Et qu’elle n’est jamais a priori totalement en ligne avec une quelconque organisation globale de l’exercice des pouvoirs puisqu’elle ne se plie jamais a priori intégralement à sa conformation culturelle. C’est ce qui, a priori, nous fait tous un peu singuliers. Et c’est cet écart singulier a priori qui laisse un espace de jeu, pour chacun, avec cette organisation. Un jeu singulier, plus ou moins important, dont on ne décide pas. Un jeu a priori, et c’est le terme important. Parce que c’est à la diminution de ce jeu que l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs va travailler pour assurer et augmenter son efficacité fonctionnelle, exprimant sa tendance naturelle à sa reproduction homéostatique. En tentant de nous persuader, culturellement, qu’y est en jeu notre confort d’existence, confort matériel bien sûr mais aussi intellectuel, et qu’il est préférable de la laisser s’en occuper en adoptant la plus grande part, voire la totalité des usages du monde qu’elle nous propose. Et elle y parvient globalement assez bien parce que nous sommes une espèce plutôt paresseuse. Bien entendu nous voulons exercer le plus de pouvoirs possible, mais en y consacrant le moins d’efforts, toujours au moindre coût, matériel et intellectuel. Et c’est ce que promettent les usages du monde qu’elle met à notre disposition et que nous adoptons globalement par paresse. En nous demandant de moins en moins ce qu’ils nous permettent réellement d’exercer comme pouvoir et quel est le prix effectif à payer pour leur utilisation. Nous nous y laissons aller par paresse, une paresse que la visibilité qu’ils promettent de surcroit, en bonus, rend encore plus tentante. Nous nous dessaisissons par simple laisser-aller, en cédant à la facilité, du peu de singularité propre qui nous est allouée et donnons une emprise sans cesse accrue à l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, technologiquement autonomisée, sur nos existences. Pour un peu plus de confort, pour un confort un peu plus systématique. Avec en prime une potentialité de valorisation par visibilité un peu plus forte.

Mais la paresse n’est qu’une tendance générale, pas une contrainte systématique s’appliquant de la même façon à tout le monde, pas une fatalité. C’est un levier spécifique qu’utilise l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs pour autonomiser son fonctionnement de champ, le rendre plus complet et le pérenniser. Et comme on l’a vu elle le fait via la culture qui lui est associée, qui nous pousse à user le plus exhaustivement possible des usages qu’elle nous propose en ce sens. Mais une fois de plus il ne faut pas retomber là dans l’illusion du projet mûrement réfléchi et mis en œuvre, du complot pour la domination. L’organisation globale de l’exercice des pouvoirs vise tendanciellement, comme système fonctionnel, à sa reproduction homéostatique. D’autant plus qu’elle utilise la technologie pour le faire qui la pousse à toujours plus de fonctionnalisme. Pour autant elle n’a pas le projet conscient de nous y conformer. Nous ne sommes ni dans Matrix ni dans Terminator. Elle use de la culture commune pour tenter de nous rendre les plus paresseux possible afin que nous usions le plus largement et le plus correctement possible de ses dispositifs de mise en œuvre. Mais il ne faut jamais oublier qu’elle est structurée en champs qui donnent lieu à des interactions multiples, multiplement polarisées, qui font que l’organisation de chaque champ et l’organisation globale qui en découle sont les résultantes de la participation de tous, même si celle-ci est inégalitaire. Ce qui a pour conséquence que la culture n’est pas un champ globalement déterminé par la seule organisation de l’exercice des pouvoirs. Chacun y participe et chacun est donc en mesure, ne serait-ce qu’à son niveau individuel, de le modifier un peu, même si il y est aussi largement soumis. En mesure, c’est-à-dire que rien n’est joué à l’avance, que ça peut se faire ou pas. Et le mode impersonnel est toujours ici requis parce qu’on n’en décide pas consciemment, subjectivement. Ça n’est jamais projet contre projet, parce que ni d’un côté ni de l’autre il n’y a quelque chose comme un projet. Seulement des tendances qui se rencontrent et ne s’alignent pas nécessairement. Une tendance nettement marquée par principe à l’homéostasie fonctionnelle, qui ne peut se satisfaire que par notre fonctionnalisation individuelle toujours plus avancée, qui valorise la visibilité en l’associant symboliquement à l’exercice des pouvoirs, qui victimise culturellement l’invisibilisation du plus grand nombre par effet communautaire, et qui provoque en retour une visibilisation généralisée de chacun qui conduit in fine à l’accroissement continu de notre soumission à son fonctionnalisme. Et une tendance de l’espèce à la paresse, à aller systématiquement au plus simple et au plus facile pour bénéficier du plus grand nombre d’usages du monde, manifestations des exercices de pouvoirs qui nous sont alloués par l’organisation globale qui les distribue que nous prenons pour l’appropriation d’une maîtrise qui de fait nous échappe de plus en plus du fait de sa complexité technologique.

Mais cette tendance n’agit pas de la même façon pour chacun. Ni quant à la propension à y céder ni quant aux circonstances dans lesquelles on va y céder ou pas, parce qu’elle cohabite avec d’autres tendances qui ne vont pas nécessairement, pour chacun et en chaque situation, dans le même sens pour déterminer notre comportement à tel moment, en telle occasion. Il y a des circonstances où tel individu ne cèdera pas à sa tendance à la paresse parce qu’elle sera contrecarrée singulièrement par d’autres, et de ce fait ne se soumettra pas au fonctionnalisme imposé par l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs. Et donc influencera en retour, ne serait-ce qu’un peu, par le refus de se plier à tous les usages qui lui sont suggérés par celle-ci, ou de s’y plier de la façon « correcte », par l’évènement que crée cet écart singulier, la culture commune globale qui valorise cette soumission, lui ôtant un peu de sa pertinence et contribuant ainsi à freiner la tendance homéostatique du champ global de l’exercice des pouvoirs. Il y a des circonstances où tel individu cèdera à sa tendance à la paresse, parce qu’elle sera plus forte que les autres, et alors il se pliera sans barguigner à ce que lui impose l’organisation globale des pouvoirs. Ce qui, par les mêmes mécanismes que dans le cas précédent, viendra in fine renforcer l’autonomisation homéostatique du champ global de l’exercice des pouvoirs et notre soumission à ses fonctionnements. On ne choisit pas, et l’évolution récente de l’emprise du système global d’exercice des pouvoirs sur nos existences individuées tend à montrer que les cas du second type sont nettement plus fréquents que ceux du premier. Mais il y a aussi nombre de cas pour lesquels la balance ne penche pas si clairement d’un côté ou de l’autre, dans lesquels le statut de notre tendance à la paresse est assimilable à un état métastable, qu’une légère perturbation peut faire basculer dans un sens ou dans l’autre. Très souvent l’habitus culturel auquel on est soumis, parce qu’il est très largement issu de la culture commune, fait pencher la balance du côté de la paresse, des petites renonciations qui parce qu’elles sont petites paraissent sans grande importance. Il faut alors essayer – autant que faire se peut parce que là encore on ne choisit jamais, mais en exerçant au mieux le peu de lucidité dont on est doté, lucidité sur l’organisation globale de l’exercice des pouvoirs, mais aussi sur le fait qu’on y participe inévitablement et sur les manières dont on y participe, lucidité aussi sur les limites indépassables de cette lucidité du fait de cette participation – de modifier cet habitus pour se rendre singulièrement plus résistant à notre tendance à la paresse. Faire systématiquement jouer la tendance à la lucidité, relative, contre la tendance à la paresse, comme une forme d’entraînement culturel, qui est déjà une modification locale de la culture commune et influe aussi, même si ce n’est qu’un peu, sur elle. Pour qu’il y ait un peu plus de cas du premier type et pour ne pas s’abandonner à une servitude volontaire et active au fonctionnalisme de l’organisation de l’exercice global des pouvoirs, rendue largement invisible parce que travestie sous la simulation des usages du monde qu’elle nous suggère, avec notre complicité.

Au final il s’agit de préserver une part, même minime, de notre invisibilité individuelle, de notre privauté, terme devenu presque désuet ce qui est bien la marque du peu qu’il nous en reste parce qu’elle est déjà assiégée de tous côtés par les injonctions culturelles de visibilisation issues du champ global de l’exercice des pouvoirs afin de renforcer son fonctionnement autonome et sa reproduction homéostatique. Voire d’en regagner un peu. Parce qu’en la préservant c’est une possibilité qui reste ouverte à nos singularités de survenir, dans un écart local au fonctionnalisme global du champ d’exercice des pouvoirs. Il n’y a pas là de choix héroïque, cornélien, à faire, parce que plus largement nous n’avons pas le choix, jamais. Ce n’est pas non plus le Grand Soir qui met tout par-dessus dessous pour finalement reproduire la même chose sous une autre figure – il ne faut jamais oublier les paroles du prince de Salina dans le Guépard, expliquant qu’il faut que tout change pour que rien ne change. On ne sort pas complètement et définitivement des polarités multiples et inégalitaires qui structurent ce champ et ses fonctionnements, avant tout parce qu’on y participe inévitablement en tant qu’agent, actif et passif, quoi qu’on prétende. Parce que c’est le seul moyen que l’espèce a de se socialiser dès que le groupe dans lequel elle se rassemble pour survivre devient trop important. Mais en entrainant, dans la mesure de ce que chacun peut faire individuellement, son habitus à ne pas systématiquement céder à la facilité du laisser-faire, à ne pas obtempérer automatiquement à l’injonction régulière de visibilisation émise par ce champ sous couvert de valorisation culturelle de la visibilité. Se prévaloir, à son instar, d’une certaine invisibilité, en refusant le présupposé moralisant de la victimisation par invisibilisation. Pour tenir un peu notre servitude volontaire à distance. L’invisibilisation qu’elle a instrumenté culturellement en dommage moral, il faut parvenir à en user singulièrement pour d’abord y échapper un peu individuellement, pour ensuite brider un peu son expansionnisme global, en dévalorisant, même si ce n’est qu’un peu, par sa mise en œuvre effective, la prestige qu’elle accorde à la visibilité et en limitant ainsi les profits fonctionnels qu’elle en tire via les usages du monde qu’elle nous suggère.

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