Je me souviens

Sur le thème du souvenir

jeudi 1er octobre 2020 , par Bloom

Le P’tit Canard N°9

Aux fondations de notre identité, les souvenirs entremêlent passé, présent et futur au fil intime d’une certaine évidence... jusqu’à ce que commence à poindre une oublieuse inquiétude.

Averse
Par BLOOM
Bloom

Nous vivons dans une extrême intimité avec nos souvenirs. Ils sont cette intimité, ces liants particuliers qui accordent une sorte de continuité subjective à notre existence, en dépit de leur formalisme discret, nous assurant de l’un à l’autre et jusqu’à notre présent que c’est toujours le même je qui expérimente le même monde. Nous priver de souvenirs, radicalement et pas seulement par le biais d’une amnésie, si loin qu’elle efface notre passé, c’est nous ôter toute possibilité d’exister, d’avoir une individualité tout autant qu’une réalité. C’est dire si au fond, pour nous, et à de très rares exceptions près, les souvenirs sont des évidences. Tellement qu’au fond nous ne les questionnons pas, parce qu’ils sont toujours, presque toujours, prêts à étayer immédiatement la conscience que nous avons de nous-mêmes. Mais il y a cependant quelquefois quelque chose qui nous y inquiète. Un nom qu’on dit avoir sur le bout de la langue et qui ne veut pas revenir. Une situation évoquée par autrui qui soudain nous semble différente, étrangère, voire inexistante alors que nous savons, et que nous ne sommes pas les seuls à le savoir, y avoir été. Un visage qui nous croise et nous interpelle, qui évidemment nous reconnaît et dans lequel rien en nous ne fait écho. Et avec les années Alzheimer fauchant des brassées entières de souvenirs pour n’en laisser que des traces vagues, labiles, éparses, explosées, dont les liens se distendent jusqu’à rompre et ne plus laisser sonner que leur absence dans un corps définitivement déshabité. Il faut toujours tenter de questionner ce qui paraît le plus proche, le plus évident, avant qu’il ne disparaisse dans l’oubli de l’habituelle indistinction. Parce que c’est souvent là que se joue et joue notre existence. Alors qu’est-ce exactement, le plus exactement qu’on y parviendra, qu’un souvenir ? De quoi se souvient-on ? Qu’est-ce qui y revient ou peut-être ne fait finalement qu’y venir, y affleurer, y paraître ?

On aura tendance à dire, au premier abord, qu’il s’agit là de questions bien triviales. On se souvient du passé, de celui qu’on a vécu, expérimenté, et le souvenir n’est que le retour de ce passé dans notre présent, senti à nouveau comme présent. Quoi de plus simple et de plus évident ? Mais comme tout ce qui se veut ou se prétend tel, ça ne l’est justement pas vraiment. Le souvenir ne serait donc que le plat retour d’un passé, comme le pur effet d’un replay déroulant à nouveau devant nous ce que nous avons précédemment vécu au présent. Où se marquent les progrès ravageurs du simplisme systématique de notre conception purement technologique du monde, y compris nous-mêmes. Il s’agit de reprendre un à un les termes de cette évidence courante pour y dénicher ce qu’ils masquent d’une complication qui finalement dévoilera un souvenir bien plus singulier que la simple reproduction à quoi la culture commune le réduit le plus souvent. Dans un souvenir il y aurait donc du présent, du passé et le seul retour du second dans le premier. Simple affaire de boucle de retour chronologique. Et puisque la claire linéarité chronologique se donne pour en régler le mécanisme, c’est de la chronologie qu’on partira.


« Il faut toujours tenter de questionner
ce qui paraît le plus proche, le plus évident,
avant qu’il ne disparaisse dans l’oubli. »


Du passé d’abord puisque c’est dans le passé qu’est prétendu s’originer et se former le souvenir. Un passé conçu comme un ancien présent au sein duquel se forme le souvenir. Mais à bien y regarder cet ancien présent n’en est pas un. Non pas seulement parce qu’il revient dans le souvenir mais pas comme un retour, on y reviendra, mais bien plus radicalement parce qu’il n’y a jamais pour nous de présent. Bien sûr notre présent fait effet de présent pour nous, encore qu’il soit finalement très encombré de souvenirs, on y reviendra aussi. Et que du fait de sa définition chronologique, ce temps qui fait à la fois jointure et césure entre passé et futur, se réduise à une pointe si aigue, si effilée, et de plus toujours en mouvement, que notre perception ne peut jamais s’y arrêter réellement. Le présent est à proprement parler le point de fuite jamais assignable de notre perception chronologique du temps. De ce fait, et parce qu’en plus notre perception, pour se former dans notre corps, requiert une certaine durée, si réduite soit-elle, même si on la limite à la pure sensation, ce que nous percevons comme présent est toujours déjà réellement du passé. Notre présent est toujours en retard sur le présent réel, et n’en est déjà qu’un souvenir. Comme on l’a vu passé au crible de notre perception, aussi bien qualitatif que quantitatif. Ce qui implique que fondamentalement tout souvenir est souvenir du résultat d’une transformation par notre perception d’une présence réelle qui nous échappe spécifiquement, que ce qui donc y revient, ou plutôt y vient, s’y présente, n’est pas le présent de cette présence. Qu’originellement il n’est pas un retour mais une transformation perceptive qui cadre un présent réel à la mesure de nos capacités sensibles et intelligibles. Il ne rejoue jamais plus ou moins à l’identique un présent désormais aboli, il l’instaure a posteriori à l’aune de notre perception réaliste, de ses contraintes et de ses limites fonctionnelles. Mais après tout, pourquoi chercher si loin si notre présent, qui est donc déjà souvenir, tout au moins ce qui se montre là comme souvenir, fait effet pour nous de présent ? Actons-là que le seul présent qui importe pour nos souvenirs est ce présent qui est déjà toujours ce genre de souvenir et oublions-le aussitôt pour faire revenir nos souvenirs habituels et leurs tranquilles retours réguliers. Le tour de passe-passe est un peu gros, mais après tout n’est-ce pas celui que nous faisons à chaque instant ?

Repartons donc de ce présent qui fait effet de présent pour nous et qu’est supposé saisir le souvenir pour le faire ensuite revenir comme passé dans notre futur. Se pose alors la question de cette saisie, de ce qui y est réellement saisi de ce présent. Soit celle de la mémorisation de ce qui nous environne et de ce qui y survient. Notre mémoire ne travaille pas de façon homogène par rapport à tout ce que nous percevons. Pour la raison très simple qu’elle a une capacité limitée et que si elle devait tout retenir, à l’identique, de ce que nous éprouvons, elle serait immédiatement saturée et notre cerveau ne parviendrait plus à percevoir quoi que ce soit, occupé qu’il serait à mémoriser en permanence. La plus grande part de ce que nous éprouvons n’est conservé que temporairement, juste ce qu’il faut pour assurer un enchainement cohérent de nos actes et la continuité fluide de notre sentiment d’être sujet et le même sujet dans le temps qui passe. La quasi-totalité de cette mémorisation se fait inconsciemment, reste donc insue sauf si dans ce flux régulier quelque chose varie au regard des processus que notre perception considère comme habituels. Soit une variation directe, qui motive soudain notre attention et une prise de conscience de ce qui habituellement relève de l’inaperçu, soit une variation a posteriori, qui requiert qu’on revienne sur ce qui a eu lieu quelque temps auparavant, qu’on s’en souvienne, pour l’interpréter et le faire rentrer à nouveau, éventuellement sous la forme de l’exception, dans le flux fonctionnel de la perception et de la mémorisation temporaire. Mais parce qu’il n’est question que de variations autour d’un flux de perception fonctionnel, ce souvenir ne revient que sur un temps court, parce que le retour à la régularité perceptive se fait alors rapidement – on ne s’en est pas écarté significativement, le temps d’intégrer la variation à cette régularité, et parce que la mémoire a besoin de son oubli pour continuer à fonctionner. Ce souvenir-là n’est donc pas le retour à l’identique de ce qu’on a perçu globalement lors d’un présent désormais passé, mais un rappel très partiel, très partial, très limité et très temporaire de la variation cette perception. Ce n’est pas le passé qui revient, mais une bribe particulière de celui-ci, déterminée par les schémas fonctionnels de notre perception, qui de plus s’efface très rapidement. On est loin du concept de souvenir-copie que véhicule la culture commune.

Mais on l’a vu, la mémoire ne travaille pas de façon homogène sur nos perceptions. Et d’ailleurs pas simplement sur, mais avec notre perception, en interaction permanente avec elle. Ce qui se marque déjà pour le souvenir temporaire, puisqu’il s’institue par et dans la variation de notre perception d’avec ses schémas fonctionnels habituels. Qui eux-mêmes ne se présentent pas complètement constitués a priori. S’il y a bien une part phylogénétique qui s’attache à notre perception, propre à l’espèce, dont nous héritons comme déjà constituée, elle comporte aussi une part culturelle, propre au groupe de référence, et une part singulière propre à l’individu. Ces deux dernières se constituent au cours de notre existence, la première très majoritairement dans l’apprentissage scolaire et éventuellement dans celui qu’on continue ensuite à développer individuellement, la seconde à partir de nos singularités et des circonstances spécifiques de notre existence. Donc au moyen de la mémorisation que nous faisons de notre éducation et de nos expériences, des souvenirs que nous en formons. Si la mémoire dépend de la perception pour instituer le souvenir, celle-ci en retour, au moins en partie, dépend de la mémoire pour formaliser son cadre d’exercice fonctionnel, qui constitue le fond sur lequel il se détache. Et cette interaction reste opératoire si d’une variation dans le flux perceptif fonctionnel on passe à un écart caractérisé, significatif. D’autant plus opératoire que cet écart est important, parce qu’il impacte alors fortement notre cadre perceptif jusqu’à le modifier. Cette mémoire-là est une mémoire sur le long terme, qui produit des souvenirs durables, mais pas nécessairement sous la forme sous laquelle nous les concevons culturellement. Ce qu’elle saisit est ce qui fait accroc dans le cours réglé de la perception fonctionnelle et qu’il s’agit de raccommoder par le souvenir. Ce qui s’en écarte significativement au point d’arrêter le flux fonctionnel de la perception et de la forcer à se manifester pour telle. Ce qui fait mémoire, sur le long terme, c’est cette interruption, toujours singulière a priori, du flux perceptif. Singulière parce qu’elle y fait un écart assez radical pour ne pas se laisser aisément résorber. Fondamentalement la mémorisation durable répond d’abord à la nécessité de gérer au mieux le risque de cet écart singulier en l’intégrant le plus complètement possible au fonctionnement perceptif, quitte à en modifier le cadre de référence préexistant. Et de le gérer dans la durée, parce que la résorption de cet écart dans le flux perceptif régulier requiert du temps pour se réaliser, parce qu’il s’agit aussi de se prémunir contre le risque de son éventuel retour sous une forme similaire. Le souvenir durable est la manifestation de ce travail de la mémoire contre le risque que représentent les écarts trop singuliers au flux perceptif régulier.


« Ce qui fait mémoire, sur le long terme,
c’est cette interruption, toujours singulière
a priori, du flux perceptif. »


Plusieurs points sont là à approfondir pour saisir en quoi le souvenir n’est jamais la simple copie de ce qu’on a perçu à un moment comme présent. D’abord pourquoi un écart significatif au flux perceptif habituel est-il un risque ? En premier lieu parce qu’il l’interrompt et bloque donc la perception, nous laissant sans information sur notre environnement et nous livrant de ce fait aux dangers qui peuvent y survenir. Il importe alors de revenir au plus vite à une perception normale permettant de les détecter et éventuellement s’en prémunir. Ensuite parce qu’il remet en cause de façon brutale, au contraire de la simple variation, notre cadre perceptif de référence. De ce fait le retour à la perception normale n’est jamais retour au cadre perceptif précédant l’écart. Il ne peut se faire que par un réarrangement, plus ou moins large et profond, de celui-là visant à régulariser celui-ci. Mais cette modification n’est pas immédiate et elle fragilise le cadre perceptif courant, lui ôtant pour une durée certaine, souvent longue, quelquefois pour toute l’existence, au moins localement, une part de son fonctionnalisme. Tout dépend là de l’intensité singulière de l’écart, donc de la gravité de l’accroc perceptif qu’il provoque. Le souvenir ne peut alors pas être le simple retour de cet écart, sa copie décalquée du passé auquel il renvoie dans présent dans lequel il se remémore. Parce qu’il ne ferait que reproduire l’accroc et l’interruption du flux perceptif que la mémoire au contraire entend ravauder. Qu’est-ce que saisit alors le souvenir si ce ne peut pas être ce qui va devenir passé chronologique ? D’abord le survenir d’un écart, qui le motive, à partir de quoi la mémoire l’institue. Puis la régularisation perceptive de cet écart, qui est une transformation de sa survenue pour a minima le rendre congruent au cadre phylogénétique de notre perception, et éventuellement à son cadre culturel et à son cadre individuel. De ce fait le souvenir simplifie nécessairement ce que l’écart affirme de singulier dans le flux perceptif, simplification qui passe par un tri des caractères qu’il présente cohérent a minima avec la classification perceptive de l’espèce, puis par une quantification de ce qui s’y affirme singulièrement pour le ramener à la mesure de nos capacités perceptives, enfin par une formalisation globale qui permet de l’intégrer dans un cadre perceptif modifié mais ne violant pas les paramètres de la part phylogénétique de notre perception. Le souvenir saisit ce que la mémoire simplifie, déplace et schématise dans le présent qui s’impose explicitement à la perception, parce qu’il y fait singulièrement écart, pour le réintégrer dans le flux courant de celle-ci, dès que ce présent devient passé. Il est la trace de l’opération mémorielle de régularisation d’un écart à la perception courante. Pas la copie d’un quelconque passé mais de ce que la mémoire fait de ce passé pour le rendre régulièrement perceptible. Ce qui implique qu’en dépit de sa cohérence, condition de sa reconnaissance perceptive, il est toujours déformé et lacunaire au regard de ce que serait la pure copie d’un présent devenu passé.

Mais ce qui est ainsi saisi dans le souvenir implique alors son caractère ambivalent tout autant que la nécessité de son retour, de sa répétition. Ambivalent, le souvenir l’est inévitablement parce qu’il est la trace d’un accroc perceptif et la manifestation de son ravaudage mémoriel. Il porte donc en lui à la fois le traumatisme lié au premier et l’apaisement découlant du second. Traumatisme amorti par rapport à l’intensité de son survenir, puisque le souvenir ne le rejoue pas à l’identique, mais insistant comme un fantôme, parce que c’est ce qui le motive. Apaisement qui n’est jamais immédiatement complet parce que la régularisation de l’accroc et le réarrangement associé du cadre perceptif dans lequel elle a lieu nécessitent du temps, qui implique que le souvenir revienne. Qu’il y ait finalement de bons et de mauvais souvenirs tient à l’intensité de la survenue du trauma tout autant qu’à l’étendue de la transformation mémorielle qui en fait un souvenir. Le bon souvenir sera celui pour lequel l’accroc perceptif à quoi il renvoie n’aura pas été excessivement dévastateur, ni quant à son écart, ni quant à son contenu. On a plus facilement un bon souvenir d’un évènement agréable, parce que même s’il fait écart au flux perceptif régulier il est plus facile de l’y ramener, parce que son effet propre est positif. Dans son souvenir sont alors saisies toutes les composantes les plus gratifiantes de l’évènement qui en recomposent un passé alors perçu comme magnifié. Si l’accroc est désagréable, le souvenir tente aussi d’y trouver les composantes les plus gratifiantes, mais leur faible quantité ne suffit pas à amortir les effets négatifs du double traumatisme à quoi il renvoie. Il travaille alors à le schématiser plus encore qu’il ne le fait dans le cas précédent, pour en éliminer les traits les plus directement traumatisants au profit d’une formalisation fonctionnelle la plus poussée possible, se rapprochant au plus près d‘un enchainement causal neutre. Le souvenir revient alors inévitablement parce qu’il doit réactualiser le réarrangement du cadre perceptif et la régularisation de l’accroc qui s’y produit tant qu’ils n’ont pas été menés à bien. Il revient bien entendu si une situation similaire à celle qui l’a motivé se présente à nouveau à notre perception, comme moyen le plus efficace de régulariser celle-ci sans interrompre durablement le flux perceptif – qui se trouve néanmoins mis temporairement en suspens par le retour du souvenir. Mais il revient aussi, sans qu’on en ait systématiquement une claire conscience, comme consolidation progressive de la transformation du cadre perceptif que l’accroc qui l’a rendu nécessaire a provoqué, comme traitement appliqué aux effets de trauma accompagnant cette transformation. Il revient enfin parce qu’il manifeste la continuité chronologique de ce cadre, et à travers lui celle de notre subjectité. Quand nous faisons appel à nos souvenirs c’est explicitement parce que nous voulons y retrouver quelque spécificité de ce que nous appelons notre passé – et on a vu abondamment que ce qui y vient alors n’y revient que très partiellement, partialement et fragmentairement sous les dehors d’une cohérence recomposée, mais c’est aussi, implicitement, pour nous réassurer sur notre statut supposé de sujet. Raisons pour lesquelles le souvenir ne peut se contenter de simplement faire retour une fois, mais doit répéter ce retour sur le long temps, celui de la complète régularisation de l’écart singulier qui l’a provoqué et de ses conséquences perceptives.


« Je me souviens mais je suis incapable
de dire exactement de quoi. »


Il n’est alors plus question de ce que saisit le souvenir de la transformation mémorielle du passé, mais de ce qu’il restitue au présent de cette saisie. Ou plutôt aux présents puisque son retour se répète et que rien ne garantit a priori qu’il revienne identique à lui-même. Parce que ses retours multiples consolident un peu plus à chaque fois et la régularisation de la singularité perceptive dont il est issu et le cadre perceptif global intégrant celle-là. Ce qui subsiste de traumatisant en lui s’émousse un peu plus à chacun de ses retours et en délite peu à peu l’effet. D’une certaine façon il devient de moins en moins nécessaire, à proportion des effets curatifs qu’il produit sur la perception, il y perd de sa force, de son acuité. Il devient labile, de plus en plus fragmentaire, non seulement au regard du passé mémoriellement transformé qu’il formalise initialement, mais au regard de la cohérence de cette formalisation même. Il s’affaiblit et peut même ne plus revenir du tout, signe que le ravaudage perceptif à quoi il renvoyait est terminé. Tout dépend là encore de l’intensité de l’accroc initial, de sa singularité et des efforts que la perception courante doit déployer pour se les approprier à l’aide du souvenir. Ce qui fait que certains souvenirs reviennent plus longtemps que d’autres, sont moins affectés par ces retours. Que d’autres deviennent inaccessibles. Que certains nous hantent sur la durée entière de notre existence. Le souvenir en tous cas ne revient jamais identiquement à sa formalisation initiale. D’autant moins que chacun de nous en a de multiples et que chacun d’eux induit des effets propres, à chacun de ses retours, sur notre cadre perceptif courant. Le souvenir ne revient jamais ni au sein d’une perception vierge de toute influence, ni dans le cadre perceptif au sein duquel il s’est initialement formalisé, ni dans celui qui résulte du ravaudage auquel il travaille. Le présent dans lequel il fait retour, le cadre perceptif qui lui est associé, sont conditionnés, au moins pour une part significative, par tous nos souvenirs et tous leurs retours. Chaque souvenir et chacun de ses retours influence donc la façon dont nous percevons le retour, en chaque présent, de tous les autres. Sans parler du fait qu’ils formalisent aussi – on l’a déjà vu – l’institution des nouveaux souvenirs sur la base de notre perception actuelle et de ce qu’elle doit à nos souvenirs anciens. Pour cette seconde raison, en plus de l’érosion propre, plus ou moins importante, qu’il subit du fait de ses retours, la perception que nous avons de chacun de nos souvenirs à chacun de ses retours est différente, puisque notre cadre perceptif n’est jamais exactement le même. Le retour du souvenir dans le présent ne se fait donc jamais à l’identique, il y subit toujours à la fois un affaiblissement propre et un déplacement perceptif.

On se retrouve finalement bien loin de la façon courante dont nous concevons le souvenir, loin de ce retour à l’identique, ou du moins très similaire, d’un bloc de passé dans notre présent. Il se présente comme le résultat, jamais définitivement fixé, d’un enchainement d’écarts successifs à partir d’un présent devenu passé, qui n’est déjà lui-même qu’un écart à la présence réelle du présent. Ecart à la globalité de notre flux perceptif, tant en quantité qu’en qualité – il ne survient et ne dure significativement que relativement au peu qui fait accroc singulier à sa régularité. Ecart dans ce qu’il y saisit qui est déplacé, simplifié, transformé à la fois pour en effacer les effets traumatisants et pour réarranger le cadre global de perception afin d’y intégrer régulièrement la singularité de l’accroc perceptif qui l’a nécessité. Ecart dans chacun de ses retours, par lesquels il s’émousse et dans lesquels il n’est jamais perçu de la même façon du fait de l’inévitable évolution, à laquelle il participe avec tous nos autres souvenirs, de notre cadre perceptif. Cet enchainement relie le souvenir à ce passé dont on entend lui demander témoignage. On ne se souvient pas n’importe comment de n’importe quoi. Mais ce dont on se souvient n’est qu’une trace très partielle et partiale, très « altérée » de ce qui est réellement survenu dans un présent devenu passé, parce que cet enchainement qui y lie le souvenir est fait d’écarts répétés. Le souvenir témoigne de ce qu’il s’est passé quelque chose et de ce que notre perception, par le biais de notre mémoire, a fait de ce quelque chose pour nous le rendre régulièrement perceptible. Il témoigne donc aussi bien de notre individualité, phylogénétique, culturelle et singulière, de ses différents états dans la durée. En lui se croisent et se mêlent différents présents et différents passés, entrelacés si étroitement qu’il est impossible, dans la survenue de son retour, de jamais les démêler clairement. D’autant que sa cohérence formelle, imagée et discursive, nécessaire à son effet curatif, brouille inévitablement nos tentatives d’élucidation. Je me souviens, mais je suis incapable de dire exactement de quoi tant mon souvenir même est partie prenante de ce quoi. Je ne me souviens jamais qu’intempestivement.

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