Questions de style

vendredi 25 février 2022 , par Bloom

NoMade N°1

Toute question quant au style se ramène in fine à celle de savoir si on en a un ou du, l’un excluant l’autre. Et donc à essayer de dévoiler ce qu’il en est de lui, en chacune de ses manifestations s’il se manifeste encore, et de ses effets dans et sur le monde.

Nous n’avons plus guère de style – si tant est que nous en ayons eu, nous en avons désormais encore moins qu’avant – et nous ne savons plus guère de quoi il s’agit exactement lorsque nous en parlons depuis que nous en avons fait une notion vaguement équivalente à celle de manière. Manière entendue dans le sens où nous l‘employons dans l’expression « à la manière de ». C’est-à-dire comme copie conforme de comportements sociaux ou vestimentaires se conformant à des modèles communs culturellement reconnus et valorisés, a minima par un groupe de référence. Le style n’est plus qu’une façon de se ressembler en masse en ressemblant à une icône de référence dans une vaine tentative d’identification supposée nous assurer d’une subjectité propre. Ce qu’il en reste exemplairement c’est la mode, avec ses fluctuations périodiques pilotées par la nécessité de la variation nécessaire au maintien d’une valeur d’identification iconique qui se dégrade inévitablement dès qu’elle est trop largement partagée. Dorénavant avoir du style revient à faire partie des premiers faisant « à la manière de », premiers aussi à changer de manière avant que celle-ci ne diffuse trop auprès du plus grand nombre. D’ailleurs il est en la matière significatif qu’on ne dise plus avoir un style – individualisé, en propre, à soi – mais avoir du style – c’est-à-dire adopter une attitude culturellement érigée en modèle, s’y conformer en s’en appropriant une partie, exactement comme on dit avoir de l’argent. Comme si le style aujourd’hui s’assimilait de plus en plus à cet équivalent généralisé qu’est l’argent, avec cette limite qu’il ne peut justement pas complètement se généraliser sous peine de disparaitre. Le style c’est la façon, comme on le dit lorsqu’on fait quelque chose « à façon », à la demande, selon des critères préétablis et donc déjà toujours partagés, communs.

Pour essayer de retrouver, si c’est encore possible, ce qu’a été le style et peut-être en manifester encore un qui nous soit propre, il n’est sans doute pas inutile de faire retour sur l’étymologie du terme. En latin stilus, tout objet en forme de tige pointue, poinçon pour écrire. Deux références donc qu’il s’agit d’explorer, le poinçon, la pointe dont on use pour entailler les tablettes de cire ou d’argile, et l’écriture. Le style a d’abord affaire avec l’entaille et avec l’écrit. Les deux sont liés, étroitement, puisque l’acte même d’écrire la langue que l’on parle, de passer de l’oralité à la scripturalité, se fait par l’entaille dans le matériau de la tablette. Deux conséquences qu’il est déjà possible d’en tirer. Tout d’abord que le style s’initie dans l’écriture, donc dans ce que nous nommons désormais littérature, avant même de diffuser dans d’autres domaines de nos existences. Et que cette diffusion ultérieure n’est possible que parce que la langue qui s’inscrit ainsi sur une tablette, de façon plus durable que par l’oralité discursive, est ce qui dit un monde vivable, le nôtre, et en le disant le construit comme réalité. Si nous avons pu trouver du style dans celle-ci ce n’est que parce qu’il a diffusé à partir de la source qu’il prend dans une langue qui non seulement la dit mais l’écrit pour la doter d’une consistance durable. Le style d’abord s’écrit et ce n’est que de ce fait qu’il peut éventuellement s’immiscer dans le monde. Ensuite il est lié à l’acte d’écrire, c’est-à-dire à cette transformation spécifique qui fait passer de l’expressivité signifiante de la parole proférée à l’abstraction du signe. Bien entendu l’écrit ne fait pas disparaitre la signification puisque son but est d’abord de la conserver, de lui donner une stabilité chronologique qui par lui s’étend à l’ensemble de la réalité qu’il écrit, transcrit de la parole qui la dit. Mais son statut de signe dédouble le signifiant associé à un même signifié supposé. Il conserve le signifiant propre à l’oralité, au sens où à la fois il y renvoie et l’installe dans la durée, mais il le double d’un signe qui porte ce signifiant tout en s’en détachant parce qu’il ne lui est pas univoquement lié mais seulement associé par les conventions de l’écriture. Le style n’est pas le signe écrit, mais il n’est possible que dans l’espace qu’ouvre ce signe pour que l’écriture signifie, mais qui échappe toujours de quelque façon à la simple fonctionnalité signifiante parce que le signe écrit n’est pas directement attaché au signifié supposé. L’écriture d’une certaine façon flotte au regard de la parole et du monde qu’elle dit, reste à distance, parce qu’elle est faite de signes en eux-mêmes sans signification. Et c’est dans ce flottement, cette a-signifiance que se glisse quelquefois le style.


« Le style a d’abord affaire
avec l’entaille et avec l’écrit. »


Il s’agit alors d’examiner comment le style, dans l’écrit, se glisse dans cet écart au signifiant qui y est instauré. Une première façon pour lui de s’y installer passe par l’instauration d’une rythmique propre à l’écriture, aux signes écrits, qui ne se confond pas avec la rhétorique mise en œuvre par l’oralité. Là encore l’une et l’autre ne sont pas radicalement décorrélées, ne serait-ce que parce qu’il y a correspondance nécessaire entre l’écrit et l’oral. Mais la rythmique d’un style n’est pas la simple transposition de la rhétorique liée à la profération discursive. Il y a écho réciproque entre les deux sans que celui-ci se réduise à une identité ni à une reproduction. Si dans l’un et l’autre cas s’y affirment des rythmes et des ruptures de rythme, pour la rhétorique ils sont liés à la profération du discours et à ce que celle-ci impose à la voix, à la parole, pour la rendre efficace, performative en terme de conviction interlocutive. La rhétorique a pour enjeu le discours et son sens et elle constitue de ce fait une pratique hautement réaliste, parce qu’elle entend produire le discours le plus réaliste possible, à la fois pour qu’il colle au mieux à la réalité courante et parce qu’il escompte participer le plus largement possible à son instauration. La rythmique d’un style survient quant à elle dans le décollement plus ou moins marqué du signe écrit d’avec la signification qu’il doit installer dans la durée. Et joue de cet écart, si minime soit-il, pour éluder un peu celle-ci et faire paraître, de manière plus ou moins éphémère, des rapports de signes à signes. Soit entre les mots que ces derniers transcrivent et les répons qui s’installent entre eux qui font la musique de la phrase, musique au sens où les rapports différentiels entre les signes qui inscrivent ces mots priment sur la signification du discours qu’ils construisent, sans pour autant l’effacer – sinon ne subsiste que le charabia qui précipite l’écart que fait le signe à la signification en abime sans fond et reste de l’autre côté de cette faille, séparé du langage. Soit plus largement dans l’organisation globale de la page écrite, des césures de divers ordres dont elle use pour manifester explicitement le rythme propre de ce qui s’écrit et tenter de le susciter chez qui la lit. Tous les points, virgules, points-virgules, tirets, parenthèses, guillemets, points d’exclamation et d’interrogation dont l’écrit use plus ou moins, ou s’interdit, et qui scandent et découpent son déroulement pour y faire monter des rythmes et leurs ruptures plus ou moins brutales, abruptes. Tout autant que les retours à la ligne, la distribution des paragraphes. Le style, lorsqu’il survient, joue singulièrement de ces deux rythmiques, tant de signes à signes au niveau des mots de la phrase, que de blocs de signes à blocs de signes au niveau de la structure de la page. Elles sont toujours présentes dans l’écrit, parce qu’il use de signes. Mais elles ne jouent pas toujours pour elles-mêmes et entre elles pour faire survenir un style, elles n’en constituent que les moyens d’apparition.

On l’a noté, le style renvoie au signe porté sur la tablette de cire ou d’argile, ultérieurement sur le rouleau puis sur la page écrite, mais aussi au poinçon qui l’inscrit sur cette tablette, qui deviendra stylo mais aussi stylet. Il faut aussi aller arpenter ce côté-là du style avant de revenir sur ce qui le fait paraître comme tel en utilisant les moyens de l’écriture. Le stilus donc, puisque le mot vient de là. Tige pointue qui sert à entailler la tablette de cire, ou d’argile, pour y fixer des signes qui renvoient à une langue qui elle-même dit un monde en l’instaurant comme simplification, détermination et mise en ordre fonctionnelle d’un réel trop singulier pour que nous puissions ne serait-ce qu’y survivre. Le style entaille, scarifie, voire blesse – ce n’est pas par hasard que stilus a aussi donné stylet, ce poignard effilé dont les sicaires usaient pour se débarrasser sans coup férir et de façon discrète des cibles qu’on leur désignait. Notre stylo ne garde guère de mémoire ni de l’un ni de l’autre, si ce n’est sa forme allongée et plus ou moins pointue. Il n’entaille ni ne perce le papier sur lequel il dépose les signes écrits, sauf erreur de manipulation, et son extrémité s’est arrondie pour rendre l’acte d’écrire plus aisé et plus fluide, pour nous permettre d’enchaîner ces signes que le stilus ne pouvait inscrire qu’un après l’autre sur la tablette. Mais le style de l’écrit garde tout de même quelque chose de la violence première, matérielle, de cette inscription. S’il n’entaille plus le support même de l’écrit il continue à le scarifier au niveau de la signification, du sens qu’il prétend véhiculer. On l’a vu, la rythmique propre à un style se développe dans l’écart qu’ouvre le signe écrit par rapport à la signification discursive. Elle la double singulièrement de sa propre scansion aux divers niveaux de l’organisation du texte, sans toutefois l’annuler dans ce qui ne serait plus que charabia. Mais cette rythmique ne s’affirme pas dans un simple parallélisme à la discursivité réaliste réglée, bien tempérée. Se contentant d’en être une doublure, à peine affleurante, le style n’en serait alors au mieux qu’un ornement, la plupart du temps inaperçu et fonctionnellement surnuméraire parce qu’inutile. Parce que la fonction du langage, qui se décline en langues diverses puis en discours tenus dans ces langues, est dans un même mouvement d’instituer et de dire un monde vivable, a minima survivable, pour ceux qui les profèrent. Et que le langage et toutes ses diverses actualisations sont premièrement, pour ne pas dire exclusivement, des outils fonctionnels de production d’une réalité à partir de la survenue hasardeuse, intempestive, des puissances singulières du réel, qui excèdent de loin nos capacités d’exister. Alors le style est comme un retour singulier du réel dans l’organisation fonctionnelle du langage. Un survenir singulier dans son fonctionnalisme qui impose sa rythmique propre, éphémère, imprévisible au flux bien tempéré de la discursivité réaliste. Le style entaille ce flux comme un écueil, à l’instar du stilus poinçonnant la surface lisse et unie de la tablette, vient le perturber, y créer des remous, des courants contraires. Et c’est ainsi que sa rythmique singulière, par les inscriptions singulières qu’il fait dans la tempérance réglée de la discursivité réaliste, ne se borne pas à la doubler mais l’ensauvage singulièrement. Tout style est toujours un peu comme une bête sauvage qui hante les langues et qui rôde en elles, y saisissant en un bond qui est aussi un éclair la claire discursivité signifiante pour la déchirer allègrement sous les dents de sa rythmique abrupte et singulière. Souvenir toujours du réel que langage, langues, discours s’évertuent à recouvrir, à expulser du monde et à dompter par leur fonctionnalisme sans jamais y parvenir parce qu’ils ne peuvent que lui être ultérieurs et courir après lui. Jamais prévisible ni dans son survenir ni dans ses effets, mais toujours marquant, à l’instar de la marque que le stilus inscrit sur la tablette.

Le style survient donc comme ce qui rôde singulièrement au sein même du discours pour attenter soudain à sa fonction de sémantisation du monde en le déchirant de sa rythmique singulière. Il reste à examiner ce qui le fait survenir. Le terme même de survenir est ici important parce qu’il marque bien qu’il ne s’agit en aucun cas d’un outil établi que tout un chacun pourrait utiliser à sa convenance moyennant un apprentissage adapté. Sans doute est-ce là la raison qui différencie le fait d’avoir un style, c’est-à-dire un style propre, singulier, de celui d’avoir du style qui n’est qu’une manière plus ou moins partagée que l’on singe. Pour le dire clairement, le style ne s’enseigne, ne s’étudie, ne se transmet ni ne s’échange. Il n’y a ni formule, ni recette, permettant de le manifester. Et on ne peut ni l’adopter, ni l’emprunter, ni le voler, parce qu’alors on n’a que du style sans avoir un style. Pour la bonne raison que ce fameux avoir n’est qu’une façon de dire, finalement inadaptée à sa survenue mais d’un autre côté tout à fait adaptée à la tentative de domestication qu’opère la discursivité qu’il ensauvage, qui ne renvoie pas à une possible appropriation, toujours susceptible de nouer des transactions avec la normalité réaliste, mais au fait que le style se manifeste dans et par un individu déterminé. Et que ce qu’il manifeste est une forme de singularité radicalement propre à ce dernier. Ce qui implique différentes conséquences. En premier lieu que tout style, manifestation d’une singularité dans l’écrit, est rattaché singulièrement à un individu. C’est chose qui lui est propre et qui en tant que singularité constitutive est inéchangeable, imprévisible et incommensurable. Tout style est inaliénable et incomparable à un autre. De plus, en tant que manifestation scripturale d’une singularité individuée, qui en affirme un n’en est nullement responsable. Ni de l’avoir créé, ni de le manifester sous telle forme en telle circonstance et à tel moment. Si le style relève de l’individuation il ne renvoie jamais au sujet réaliste supposé doté de choix et de libre-arbitre. Il est irruption et inscription du réel dans le fonctionnalisme discursif réaliste et de ce fait déroge d’emblée à toute la fable subjective. Pour peu qu’on en ait un, on n’en décide jamais sous quelque aspect que ce soit. On s’y plie comme on se plie à l’ensemble des contraintes, héréditaires et culturelles, qui nous individuent, avec une part plus ou moins étendue de singularité dont ne nous décidons pas plus que de la masse de régularités communes à laquelle nous nous conformons. Et lorsque c’est le cas on n’en a presque toujours qu’un, parce que notre réserve de singularités individuées est limitée et que la commune réalité s’emploie, avec l’aide de la culture qu’elle impose à tous en partage, à étouffer le plus efficacement possible leur éventuelle affirmation. Le style singulier qui soudain s’attache en propre à cet individu. Enfin il se peut tout aussi bien – et cela constitue probablement la grande majorité des cas – qu’on n’ait aucun style. La distribution des styles est loin d’être égalitaire parce que celle des singularités individuées ne l’est pas. Certains en ont et d’autres pas, et pour ceux qui en ont il se peut tout à fait qu’elles n’aient rien à voir avec un style. Finalement rien de plus désagréablement fantasque, indomptable, que le style, rien de plus sauvage. Ce qui fait que même s’il s’impose par sa puissance, liée à sa singularité, on ne le reconnaît jamais largement, parce qu’il dérange l’ordre du discours – aussi bien celui du monde – et parce qu’il est trop arbitrairement distribué – ce qui contrevient à notre passion paradoxale pour un égalitarisme distinctif – tous égaux mais chacun avec ses particularités.


« Il est comme un retour singulier du réel
dans l’organisation fonctionnelle
du langage. »


Mais tout ça direz-vous n’est que de la littérature, à double titre. Parce que le style dont il a été question jusqu’ici n’est que celui que manifeste l’écrit et parce qu’on n’en a donné qu’une approche elle-même écrite – avec ou sans style, ce n’est pas à celui qui écrit ici de le dire. Au fond on ne sort pas de la littérature, et quelle importance celle-ci peut-elle bien avoir dans le monde et sur ce qui s’y passe ? Amusez-vous donc tant que vous voulez avec vos colifichets intellectuels et laissez-nous tranquillement vaquer à nos occupations ! Sauf que tout ça n’est pas aussi simple et tranché que ce que la culture commune ne cesse de nous le seriner, le monde et ses problèmes sérieux d’un côté et le style de l’écrit de l’autre comme ornement de celui-ci et passe-temps pour intellectuels plus ou moins oisifs. Césure on ne peut plus nécessaire et efficace pour une culture qui supporte et justifie la réalité commune avec ses opinions massifiées et qui de ce fait ne peut que rejeter systématiquement le style qui vient ruiner ses prétentions à l’universalité par ses inscriptions singulières. On l’a déjà noté, le style n’est pas un ornement du discours, il vient le scarifier, le déchirer, lui imposer intempestivement une rythmique qui détruit sa prosodie réglée et fonctionnaliste. Même lorsque la discursivité se pare des figures de la rhétorique, ce n’est que pour rendre son sens plus convaincant. Et par elle rendre le monde qu’elle instaure tout aussi convaincant pour que nous puissions y vivre, ou au moins y survivre. Le discours, et l’écrit aussi bien parce qu’il le fixe et l’inscrit dans une durée chronologique qui échappe à la parole, n’est pas aussi clairement séparé du monde que le prétend la culture. Il ne l’est déjà pas lorsqu’elle tente de le cantonner à la pure et simple transcription dans le langage de celui-ci, à des fins de manipulation et de potentielle maîtrise, simple copie de ce qui s’y trouve. Encore moins si on prend en compte que le monde ne s’ouvre à nous que par nos sensations, limitées en étendue et en intensité, et nos perceptions qui les organisent pour en faire un système. Et surtout pas lorsqu’on doit admettre que cette organisation se fait par le langage, dans une langue particulière, avec ses a priori syntaxiques et lexicaux, et dans des discours spécifiques qui font culturellement sens parce qu’ils sont conformes aux règles a priori de signification de telle culture où ils sont tenus. Le langage, oral et encore plus écrit parce qu’il fixe ce qui y est dit dans la durée et l’institue ainsi en outil de production culturelle, n’est pas le simple reflet d’un monde qui lui préexisterait. Il fait le monde tel qu’il le dit, en même temps qu’il le dit. Le style n’est donc pas une simple affaire d’esthétique littéraire, il intervient dans l’institution du monde parce qu’il agit sur les discours qui le disent. L’effet singulier qu’il fait survenir dans ces discours quoi qu’ils en aient, fait aussi effet singulier dans le monde, bien qu’il essaie de s’en défendre, en particulier au moyen de la culture commune qui lui est associée. Et c’est pour cette raison même que le style, bien que la notion s’en origine dans l’écrit, dans la littérature, survient aussi dans le monde ailleurs que dans ce champ culturel limité. Le style, les effets singuliers qu’il manifeste, concernent aussi bien le monde dans la totalité que nous lui accordons a priori. Toujours selon les mêmes modalités de singularité individuée. Ce qui nous fait d’ailleurs dire et admettre que tel individu a un style, que telle œuvre, pas nécessairement littéraire, en a un aussi, que tel objet même en manifeste un.

Shibuya (Tokyo)

La question du style ne se réduit pas à une petite lubie littéraire, elle traverse le monde et se pose à lui dans sa globalité supposée et elle y pose à sa façon singulière la question de la singularité tout autant que celle du monde comme concept englobant. Parce que de même que le style entaille singulièrement le discours et lui imprime une rythmique singulière, de même il le fait pour le monde. Ce qui inévitablement problématise celui-ci en le privant intempestivement de la calme régularité fonctionnelle à laquelle il prétend. Le monde est cet objet global que produit la réalité à partir des a priori perceptifs de chacun sur les singularités du réel – ceux qu’impose l’espèce, ceux qu’impose la lignée dont on est issu, avec ce qu’ils comportent de hasards au niveau des recombinaisons héréditaires, ceux qu’impose la culture dans laquelle on naît et on vit. Qui a pour fonction de transformer au mieux, par simplification et transposition, ces singularités en régularités, afin de disposer d’un cadre d’existence qui soit le plus largement déterminé, régulier, fonctionnel, qui corresponde aux capacités globales de l’espèce et lui permette d’y vivre parce qu’il lui assure d’en avoir des usages déterminés, usages que chacun peut aisément considérer comme une maîtrise qui lui accorde le statut de sujet. Le monde est avant tout un dispositif global fonctionnaliste qui nous permet d’exister dans le milieu où nous jette notre naissance. Ce qui entraine qu’il fait d’autant plus monde qu’il parvient à exclure efficacement toute trace de réel, partant de singularité. Et que le discours réaliste qui à la fois le dit et l’instaure est lui-même, en chacune de ses occurrences, le plus intégralement déterminé et complet, fonctionnel. Qu’il véhicule donc toujours une signification, un sens, qui sont clairs, sans ambiguïté, univoques, qui s’articulent le plus largement et le plus efficacement avec tous les autres sens attachés à chacune de ses occurrences de manière à former un système global, complet, laissant le moins de place possible aux singularités réelles. Or non seulement le monde ne peut que vainement chercher à se débarrasser effectivement de toute trace singulière de réel parce qu’il ne se construit que sur son préalable – il ne peut que tendre à en minimiser au mieux la survenue – mais de plus le style fait survenir ces singularités à nouveau au cœur même du système qui est supposé les éradiquer – en premier lieu dans le langage. De là que le style inévitablement perturbe le monde dans ce qu’il dit de lui-même par le biais du discours réaliste, entrave donc aussi bien sa construction régulière et fonctionnaliste. Aucun style ne fait monde, parce que tout style est singulier. Pour autant aucun style non plus ne défait le monde absolument, parce qu’il se rattache à la discursivité qui le produit. Simplement il marque, au sens où il l’inscrit, que le monde, en dépit de ses prétentions totalisantes et tautologiques, ne peut évacuer complètement tout survenir singulier, tout réel, qu’il en est issu même s’il s’emploie à tisser au mieux ces singularités en une trame continue de significations. Le style vient déchirer, entailler cette trame localement, singulièrement, pour le lui rappeler.
Ce que le monde n’apprécie pas vraiment. Ni nous qui y existons et souhaitons pouvoir le faire avec le plus de régularité possible. Nous n’y apprécions guère le hasard, l’imprévu, l’intempestif, l’indéterminé, le singulier. Le style donc. Obligés de le remarquer du fait de sa violence, de la sauvagerie qu’il fait revenir au sein même de la calme discursivité réaliste, nous en sommes toujours offusqués. Parce qu’il remet en cause, serait-ce localement et de façon éphémère, le fonctionnalisme du monde qui nous en fournit des usages déterminés et qu’il y fait survenir un risque qui, pour rester local et éphémère, nous inquiète toujours sur la solidité de ce monde et de l’existence que nous y menons. Parce qu’il nous inquiète de ce fait tout autant sur le statut de sujet maîtrisant que nous nous octroyons et qui alimente notre vanité d’espèce prétendument dominante. Parce qu’il nous oblige à chaque fois qu’il survient à tenter de ravauder les accrocs singuliers qu’il fait dans le discours commun réaliste pour réajuster sa continuité signifiante et que nous tendons systématiquement à économiser les efforts associés à nos existences. Enfin parce qu’il se singularise, qu’il sort du rang, pire qu’il fait radicalement écart à toute notion de rang, d’alignement, de conformité, et qu’il constitue de ce fait une insulte éclatante à la commune et médiocre uniformité de nos diverses formes de grégarité. Voilà bien des raisons, et non des moindres, de s’offusquer du style lorsqu’il survient et s’impose au tranquille fonctionnalisme que nous demandons au monde. Voilà pourquoi ce monde, que nous faisons parce que nous le disons, cherche sans relâche à l’exclure, à le faire disparaître. D’abord en s’en prenant aux individus qui en manifestent un, puisque tout style est singulièrement individué. En les ostracisant, physiquement ou symboliquement. Mais l’ostracisme physique, qui peut aller jusqu’à la mise à mort, s’il a été largement pratiqué partout dans le monde et s’il l’est encore dans les nombreux régimes autoritaires et dictatoriaux qui existent encore, a désormais mauvaise presse en Occident. Parce qu’il donne lieu à victimisation et que notre moralité accorde automatiquement une valeur inaliénable à toute victime reconnue, ce qui in fine produit un effet contraire à celui recherché d’exclusion. D’autant plus que c’est un monde dans lequel l’exercice des pouvoirs s’est distribué, même s’il reste encore hiérarchisé, ce qui répartit de fait les responsabilités et conduit chacun à en assumer, plus ou moins explicitement, une part. Sans plus pouvoir s’en défausser sur une figure souveraine qui, du fait de cette diffusion de l’exercice des pouvoirs, a à peu près disparu au profit de l’accroissement de l’efficacité globale de ce dernier. Et l’ostracisme symbolique n’est guère plus performant en la matière depuis que cette même moralité prône un relativisme culturel qui permet de victimiser tout aussi efficacement. De toute façon cette manière « forte » de tenter de se débarrasser d’un style n’est jamais très efficace. Parce que toute singularité résonne potentiellement avec d’autres singularités. C’est-à-dire qu’un style peut toujours par sa simple survenue, si éphémère soit-elle, en susciter un autre. Entre individus mais aussi bien, et on l’a déjà souligné, dans le monde, parce qu’il est fait de discours et que tout style diffuse en lui par l’intermédiaire de cette discursivité. Eliminer, physiquement ou symboliquement, l’individu qui le manifeste, n’a qu’un effet ponctuel, dont l’efficacité est toute relative parce que le monde doit reconduire cette élimination à chaque survenue d’un style singulier, après laquelle il ne cesse de courir. Il ne fait là que parer au plus pressé et si la crainte que provoque la coercition qu’il opère ainsi a sans doute quelques effets de précaution dans la manifestation d’un style elle ne peut jamais réellement l’empêcher parce que ce n’est pas l’individu qui en décide. Et encore moins empêcher la diffusion de ses effets dans le monde.


« Toute singularité résonne potentiellement
avec d’autres singularités. »


Il s’agit donc pour le monde comme système fonctionnaliste global de trouver un moyen plus efficace et généralement efficient de limiter la survenue des styles singuliers, en visant ultimement à leur suppression. Et ce moyen, puisqu’il lui est impossible de proscrire tout à fait tout survenir d’un style, consiste à limiter a priori et au mieux les occurrences de ce survenir et à noyer ce qu’il en subsiste dans un raz de marée de leurres qui à la fois le rend le plus imperceptible possible et l’indifférencie. Assèchement de la source et mélange massif. En ce qui concerne le premier, vu que le style est singulier ses occurrences sont multiples, et comme elles sont intempestives il est impossible de prévenir chacune d’elles spécifiquement. C’est ce qui fait que la discursivité réaliste ne cesse de courir après chaque style singulier pour tenter a posteriori de le régulariser, de ravauder l’accroc qu’il y a fait. Mais comme le style, en chacune de ses affirmations singulières, reste originellement dépendant de la langue, c’est sur elle que cet assèchement va jouer pour raréfier génériquement les conditions de survenue de tout style. Stratégie globale, qui ne garantit pas l’élimination systématique de tout style, mais qui limite globalement les conditions de possibilité de leur survenir. En simplifiant, appauvrissant et fonctionnalisant à outrance la langue, donc la discursivité qu’elle rend possible et l’amplitude d’acceptabilité culturelle commune qu’elle lui laisse. On appauvrit systématiquement le lexique d’usage courant et on simplifie à l’extrême les règles syntaxiques qu’on lui applique, ce qui a pour double effet de réduire globalement le champ de la discursivité et de le simplifier sémantiquement. Le monde se fait plus petit, parce que plus simple et plus univoque, même s’il reste physiquement tout aussi étendu qu’avant. Il se fonctionnalise à l’extrême parce que la langue qui le dit en fait autant. La technologie numérique, du fait des moyens dont elle dispose pour diffuser mondialement et instantanément du contenu discursif, se donne comme le moyen idéal d’assèchement pratique et de fonctionnalisation de la langue, et à travers elle du monde, du fait de l’usage qu’elle a généralisé de novlangues simplistes, privées de toute possibilité de nuance et de toute profondeur littéraire. Et de plus elle constitue, du fait de la stricte binarité des codes qu’elle utilise dans ses divers dispositifs, le modèle ultime d’une discursivité ayant éradiqué toute possibilité de style. Assèchement de la langue, de son utilisation courante, avec pour horizon ultime le code, strictement déterminé et univoque. Avec une langue de plus en plus simpliste on réduit considérablement les occasions de survenue du style parce qu’on réduit l’écart que l’écrit creuse avec la pure signification réaliste. Puisque l’écrit fait signe, on réduit celui-ci à une pure signalétique ou à ce qu’on peut produire qui s’en rapproche le plus tout en continuant à signifier a minima. On rabat la signification sur le signe pour faire signifier celui-ci de façon strictement fonctionnelle. Et le monde qui s’instaure par cette langue signalétique se rapproche de plus en plus d’un système purement fonctionnel. Le style, dans la langue et dans le monde, se retrouve globalement moribond parce que hors sol. Et si le terme « on » a été si souvent employé ce n’est pas pour masquer telle ou telle responsabilité quant à cet assèchement. Comme on l’a noté la technologie numérique fournit un redoutable outil lui permettant de se développer. Mais chacun de nous, et en particulier du fait des usages compulsifs et toujours plus étendus que nous avons de ses dispositifs, participe à ce développement ou laisse faire ce qui permet son extension.

Reste que même dans ces conditions de plus en plus défavorables, il continue, si peu que ce soit, à survenir singulièrement des styles. D’où la nécessité de noyer ces derniers dans un tsunami de leurres qui les rende imperceptibles et, lorsqu’ils sont encore perçus, indifférenciés. Ce qui se fait en mettant sur le marché de la culture commune des styles préfabriqués auxquels il sera possible de s’identifier pour avoir du style faute d’en avoir réellement un qui soit singulièrement individué. On produit ainsi des leurres en masse pour les masses, qui ne sont autres que des modèles spécifiques, adaptés à telle ou telle partie plus ou moins étendue des populations, à chaque fois que possible à leur ensemble parce que c’est plus facile, afin de conformer globalement leurs comportements. Ce n’est plus avoir un style en propre, individué, incomparable, singulier, inéchangeable, c’est avoir du style, c’est-à-dire se positionner au regard des modèles valorisés par la culture commune et plus particulièrement celle de la communauté à laquelle on appartient, quelle que soit la forme sociale que prend celle-ci. Et l’exercice global des pouvoirs, auquel chacun participe peu ou prou, s’emploie à produire sans discontinuer de tels leurres pour assurer au mieux son fonctionnement global, d’abord en submergeant sous la prolifération de ce style préformaté le peu qu’il subsiste de styles individués après assèchement de leurs conditions de survenue, ensuite en l’utilisant pour gérer au mieux la fonctionnalisation du comportement des populations. Du style de masse ou le « du » montre bien qu’il ne s’agit que d’un produit de consommation qui se partage et s’échange comme tout produit de consommation. Avoir du style c’est obtenir la reconnaissance de son appartenance à un groupe par la reconnaissance de sa conformation correcte aux signes codifiés qui marquent a priori sa spécificité. Ici encore le style est rabattu sur le simplisme du code afin de permettre sa diffusion rapide et aisée tout autant que la facilitation de sa production. Ce qui au bout du compte assure son déferlement de masse, non seulement comme outil de conformation culturelle mais aussi comme pare-feu contre tout style singulier encore susceptible de survenir, d’abord en le noyant sous la masse des styles communautaires, ensuite, au cas où il serait encore perçu comme style individué singulier, en l’assimilant culturellement à cette masse. En l’indifférenciant de ce qui lui est radicalement étranger. Et là encore il importe de souligner à nouveau plusieurs points. En premier lieu que cette opération d’assimilation massifiante se fait d’abord dans la langue, par son appauvrissement systématique, qui d’une part permet la confusion indue entre les deux acceptions du terme style, entre avoir un style et avoir du style. Et tout autant parce que c’est d’abord par l’appauvrissement de la discursivité, de ses nuances dont joue exemplairement le style individué, que se produit sa simplification communautariste qui met en œuvre la conformation commune à un style codifié qui fonctionne comme modèle comportemental. Et que par la langue ainsi formatée et par la discursivité conformante qu’elle produit cette opération diffuse dans le monde. Ensuite que cette diffusion est accélérée et a une efficacité optimale du fait des dispositifs technologiques de communication et d’échange dont elle peut désormais user. Jamais les styles communautaires n’ont autant proliféré et aussi bien fonctionné au regard de l’exercice global des pouvoirs. Jamais il n’ont aussi bien masqué et assimilé le peu de styles singuliers qui surviennent encore : avec la déferlante internet la plupart du temps on ne les voit plus et lorsqu’il arrive qu’on les remarque encore celle-ci, du fait de sa vitesse d’entrainement, ne laisse guère le loisir de les examiner et de les différencier de ce qu’elle charrie en masse. Enfin que tout ceci ne nous est pas unilatéralement imposé de l’extérieur. Certes l’exercice global des pouvoirs y trouve son intérêt, du fait de la fonctionnalisation globale du monde et des individus qui s’y produit et qui lui apporte globalement plus d’efficacité. Mais d’abord nous participons tous, à notre niveau et pour une part plus ou moins étendue selon la place que nous occupons dans les différents champs entre lesquels il se distribue, à cet exercice et nous ne pouvons en rejeter toute responsabilité. Ensuite parce qu’avoir du style est une manière facile de compenser le fait qu’on n’a pas un style singulier – il suffit de copier un modèle préétabli – de s’accorder ainsi une valeur personnelle particulière – même si elle n’est pas singulière, mais la singularité oblige aussi à des efforts et à des risques que le plus grand nombre préfère éviter – et finalement de se venger du style singulier qui offusque notre prétention à manifester une valeur propre au sein même de la commune médiocrité à laquelle nous sommes assujettis.

Le style n’est décidément pas compatible avec la fonctionnalisation vers laquelle nous pousse la technologisation intégrale de notre monde et de notre réalité, ni avec l’optimisation de l’organisation de l’exercice global des pouvoirs qui en use avec profit. Il ne peut que les perturber, et même si ce n’est que localement du fait de son survenir singulier, c’est encore trop déroger à leur entreprise d’envahissement hégémonique. Qu’y faire et faut-il tenter d’y remédier ? A la première partie de la question on ne peut guère proposer un programme comme réponse, parce que le style est trop singulier pour être programmable. Tout au plus peut-on limiter les conditions de son assèchement et de son assimilation. En se refusant au mieux à participer à l’appauvrissement de la langue dont on use, en repoussant sa codification acronymique ou simplistement phonétique. En la pratiquant, en l’écrivant, en la lisant sans relâche. En participant aussi le moins possible à la diffusion technologique d’un déferlement de novlangues qui entendent l’indifférencier au prétexte de confort et de facilité. Pour qu’éventuellement surviennent encore des styles singuliers. Quant à donner une raison pour agir ainsi, il n’y en a ni d’utilitariste, ni de raisonnable – et surtout pas de raison morale ou moralisante parce que morale et moralité sont toujours farouchement opposées à tout style, qui inévitablement fait écart à leur travail de normalisation. Rien de plus que la joie imprévue et hasardeuse d’en remarquer un et de le savourer pleinement. Et que celle, encore plus précieuse, de peut-être une fois, sans bien sûr l’avoir voulu, en manifester un.

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